— Salut, Jojo, tu es déjà là ? La file est longue, dis-donc.

— Oui, ils inaugurent un nouveau système pour ces élections. Passe devant moi, tu ne vas pas te mettre à la queue.

— … Je ne vois qu’un seul bulletin : celui du président sortant ?!? Où sont les autres ?

— Ben ils sont à gauche, là-bas, pourquoi ?

— Après les isoloirs et l’urne ?

— Oui, c’est l’astuce : la file est longue, mais on gagne un temps fou. Un seul bulletin, pas besoin d’hésiter un quart d’heure dans l’isoloir, et une fois qu’on a voté, on a le droit d’aller prendre les bulletins des autres candidats, en souvenir.

— Justement, l’isoloir, il sert à quoi, alors ?

— Pour éviter les provocations, on doit s’isoler pour mettre ou non le bulletin dans l’enveloppe. On dirait que c’est la première fois que tu votes !

— Je ne sais pas… c’est très étrange. Sont-elles légales, ces nouvelles dispositions ?

— Mais arrête de faire du mauvais esprit, merde ! Les nouveaux arrêtés ont été mis en place l’été dernier pendant que tu barbotais à Biscarosse. Si tu te tenais au courant, aussi… Enfin, tu vois bien que tout est là : le couloir de cordes, les bulletins de tous les candidats, les…

— Les soldats avec des pistolets-mitrailleurs ?

— Oui, pour éviter que des petits malins rebroussent chemin avec des bulletins-souvenirs et soient tentés de voter une seconde fois. La fraude électorale est surveillée de très près, après les élections truquées en Afrique et en Russie.

Tu remarqueras également qu’il y a beaucoup plus d’isoloirs que par le passé : un aménagement du gouvernement pour que les électeurs soient très vite libérés, et puissent disposer de la journée pratiquement entière. C’est une mesure supplémentaire pour lutter contre l’abstention. D’ailleurs, regarde qui est devant l’urne : le vieux Dédé. Je ne l’avais jamais vu sacrifier un dimanche pour un scrutin. Tu te rends compte ? Dédé vote !

— Et qui sont ces vieilles qui se prosternent devant le poster du président-candidat ?

— Des dévotes.

— Je n’ose même pas envisager qu’il y ait un jeu de mots là-dessous. Tout ça commence à me dégoûter. Je me casse.

— Hé, non ! On n’a pas le droit de quitter la file… Gaffe au soldat qui s’amène : celui-là veille à ce qu’on fasse notre devoir de citoyen. Allez, fais pas la gueule, dans dix minutes on est sortis, je vais préparer le barbecue et je t’invite. Mon vieux, nous allons passer la journée à festoyer, et à suivre l’avancement de l’événement à la télé. Pourquoi tu soupires, encore ?

— J’ai peur que le suspense soit insupportable.  Qu’est-ce que tu as, comme pinard ?

Ce texte a paru dans le recueil collectif « Les cent derniers jours », chez Zonaires Éditions.

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