Cinquième épisode
La nouvelle famille amie arriva un peu plus tard qu’on ne l’attendait. Sitôt rentrés, ma mère avait envoyé mon père chez l’épicier avec une liste orale ; il en avait oublié les détails en chemin et comme à son habitude, avait choisi en fonction de ce qu’il imaginait de la soirée et des invités, avec le souci d’être original. Il avait pris un risque, celui de devoir retourner sur les injonctions de sa femme mais avait pesé qu’il rentrerait pendant qu’elle était encore à se préparer. Quand elle passa la tête en l’entendant disposer ses emplettes dans le salon, elle comprit tout de suite qu’elle devrait une fois de plus faire avec.
Je n’avais pas de rôle assigné dans l’organisation. Je montai donc dans ma chambre prendre quelques affaires avant d’occuper la salle d’eau le temps d’une douche. Je me demandais s’il fallait que je range ma chambre. Voudrait-elle la voir ? Les adultes aimaient à se faire visiter leur maison mais il n’en allait pas de même pour moi. La question se posait aussi à l’envers : Simone voudrait-elle aussi me faire entrer dans sa chambre ? Est-ce que je voulais la voir, sa chambre ? Assis sur mon lit, l’esprit rebondissant d’une question sur l’autre, je pris ma guitare. La douceur d’accords mineurs égrenés m’apaisait souvent.
Je restai ainsi un long moment, l’oreille au plus près des cordes. Les vibrations de la guitare ruisselaient sur mon corps comme l’eau de la douche avait lavé le sel rugueux sur ma peau.
Le bruit de politesses échangées au rez-de-chaussée me tira de ma langueur.
Les « Bonsoir Madame » provoquaient des « Mais non voyons, appelez-moi Claudine » ou « Solange », des « Ah, c’est charmant, Claudine ! », tandis que les hommes se saluaient avec moins d’emphase par un viril « Roger » et « Serge ». Mon père ne rata pas l’occasion d’une pitrerie en articulant « Solange et Serge, Serge et Solange » de plus en plus vite, jusqu’à bafouiller.
Elle était habillée d’une robe droite, courte, blanche avec des petites impressions bleues, sans manches, sans col ; des sandales plates, un bracelet de pacotille. Je me souviens de tout. Elle attendait que vienne son tour d’être complimentée, comme les deux femmes avant elle, mais elle, sur sa jeunesse, sa fraîcheur. Je m’approchais lentement du petit groupe quand ma mère me dit de venir saluer nos invités, ce que je m’apprêtais justement à faire.
Depuis son entrée dans la maison, Simone n’avait pas tourné les yeux vers moi. De mon côté, j’avais bien du mal à ne pas détailler, après sa tenue vestimentaire, le soyeux de ses cheveux, son port de tête. Elle n’était plus seulement gracieuse, elle était élégante.
Lorsque ma mère proposa comme je m’y attendais la visite complète de la maison, je vis Simone montrer un intérêt aussi vif que sa mère et disparaître avec empressement dans la cuisine. Je restai donc avec les maris qui échangeaient des avis experts sur les alcools, se préparant à en essayer plusieurs.
Le groupe des femmes passa 2 fois à proximité et à aucun moment Simone ne m’adressa un regard. Elle s’intéressait aux commentaires de nos mères sur les commodités des locations de vacances ; elle s’imprégnait de leurs attitudes précieuses, faites de hochements de tête qui invitent aux confidences, de mains sages qui ne s’animent que délicatement, de rires légers, de moues désolées.
En même temps que je comprenais que Simone doive sacrifier à la politesse, j’avais du mal à retrouver la jeune fille impertinente dans son imitation des dames. Pour tout dire, cela tenait du pastiche et je trouvais Simone assez ridicule. Les pères n’ayant pas besoin qu’on les aide pour se servir à boire et troquer chips contre olives, je remontai dans ma chambre. Si quelqu’un venait par hasard à remarquer mon absence, il n’aurait qu’à se demander si je ne préférais pas passer la soirée avec ma guitare.
Les suites d’accords mineurs ne furent pas suffisantes. J’essayai de me concentrer sur les arpèges de The Sound Of Silence.
— Vincent ? Tu te joins à nous ?
Du bas de l’escalier, ma mère m’appelait avec sa voix de mondaine. Il était important que l’on sente, que l’on entende l’harmonie d’une famille tolérante. Je savais traduire : « Vincent, descends immédiatement ! » Or, je n’avais pas l’intention d’obtempérer. Le Son du Silence de Paul Simon m’avait empêché d’entendre son invitation ! Ses mots étaient tombés dans le puits du silence !
Quelques minutes après, on frappa à ma porte.
— Oui, j’arrive. Il ne m’était plus possible d’ignorer que nous avions des invités.
Et avant que j’aie le temps de me lever, ma porte s’ouvrit sur Simone. Elle fit quelques pas vers moi sans un mot et sans un regard, examinant les murs nus, le désordre au sol, mon matériel de plongée dans un coin. Elle marchait comme en équilibre, une Alice dans la forêt hantée.
— Tu me fais la gueule ?
C’était bien la Simone impertinente qui s’adressait à moi.
=> Vers le sixième épisode
L’impression de connaître tous les personnages tant ils sont bien campés
Merci. Je fais de gros efforts…
Elle est parfaite cette arrivée des invités (« qu’est-ce qu’on va bien pouvoir se raconter? ») Heureusement les codes fonctionnent parfaitement, on va s’emmerder toute la soirée et en partant on va se promettre de se revoir, dans la voiture on dira encore « ils sont vraiment charmants » et chacun dans son coin pensera « ouf, c’est fait, quelle barbe ».
Ca me rappelle vaguement de lointains souvenirs, ça !
Elle a l’air sympa la petite espiègle, et rusée ! Avec trois fois rien elle met du piment dans cette soirée mortelle.
Toujours bien mené, ton récit, c’est un plaisir !
Mais pas forcément. Peut-être qu’ils vont se laisser tenter par l’échangisme, qui sait ?
Les accords mineurs, il faut qu’ils deviennent majeurs avant de rester dans la même chambre, hein.
Oh mon Castor ♥ … c’est joli, ça !!
^^
Tu as raison, Castor : ce sont donc bien des chambres à airs ….
« C’est bien plus fort de jouer sa vie sur d’imparfaits accords »
J’ai aussi pensé à Tati, les tenues, la visite de la maison… Et la chute me rassure.L’épicée Simone n’a rien perdu de son mordant.
Tant que je ne fais pas penser à Rohmer, ça me va.
Il a fallu aussi que je rattrape mon retard…
Je me retrouve un peu là dedans.
Même si c’est une fiction, cela repose sur des réminiscences de vecu. C’ est cette sincérité qui fait sans doute la force de ton récit…;0))
En effet, c’est un gloubi-boulga de vécu.
D’accord avec les lectrices précédentes: tu fais revivre avec talent le formalisme et l’ambiance des années soixante. J’aime décidément bien cette histoire !
Alors je continue !
C’est un parfait tableau des années 60, je m’y suis vue, avec mes parents recevant des amis, pas seulement le partage des tâches, mais toutes sortes de détails qui recréent bien l’ambiance un peu désuète… 🙂
Simone ?
:-)))
Très conventionnelle, cette rencontre…
Je suppose que Simone va encore bouleverser le climat « paisible ». Attendons !
Oh oui ! A quand « En voiture Simone » ?
Cela m’évoque très vivement « mon oncle » de Jacques Tati. Ces postures empruntées, ces rôles figés, ces attitudes enfermées dans les codes sociaux : le masculin/féminin des années 60 …
Heureusement, la relève est presque prête. Bientôt il y aura 68 ! Tempête « Over troubled water » …
Tu sais, dans certains coins reculés et en Vendée par exemple, ça n’a pas évolué et c’est encore pour beaucoup, même pas vieux : « les hommes à la cave et les femmes à la cuisine » !
Oh, mais je te rassure : il n’y a pas qu’en Vendée !!!! ….
Ça ne me rassure pas , ça me désole !!!
Les hommes aiment descendre à la cave.