Par Marie-Cécile

Perturbation

Rebond sur les deux précédents textes

L’homme se lève, époussette ses vêtements comme si cela pouvait avoir une réelle importance, jette un dernier coup d’oeil aux rails qui l’ont accueilli , longtemps, à peine une heure pourtant. Il remonte dans son véhicule, qui l’attendait lui semble-t-il, et, assis à la place du passager, il regarde droit devant lui, voit, au-delà du passage à niveau n° PN666, un grand vide.

Il est heureux malgré tout d’avoir fait marche arrière. Entendre le bruit du train qui approchait de lui, tac- tac,  tac-tac, lui a fait peur. Il a honte finalement. Il aurait presque l’envie de s’excuser, de se justifier…

Il tremble de tout son corps.

Le conducteur du train essuie la sueur qui perle à son front, il descend de sa locomotive stoppée dans cette petite gare à quelques centaines de mètres et, à pas lents, il avance sur les rails qui cinq minutes auparavant supportaient un corps d’homme désespéré. Il avance vers ce véhicule qui ne démarre pas, comme si l’homme avait oublié quelque chose, quelque idée.

Il est heureux de n’avoir pas vu ce regard implorant et pourtant déterminé de l’homme qui embrasse mortellement sa machine. Il veut dire son désarroi lorsqu’il voit ces yeux si brillants s’éteindre à l’instant du choc.

Ses mains en tremblent encore…

L’homme le regarde approcher. Ouvrir la porte.

Le cheminot s’installe au volant resté libre – les voyageurs impatients et coléreux attendront bien quelques minutes de plus, non ! – et il fixe lui aussi son regard au-delà du passage à niveau aux barrières toujours baissées.

Tous deux restent silencieux un moment qui semble s’étirer.

De quoi il se mêle celui-là, encore un moralisateur ?

Qu’est que je fiche là moi, mon train m’attend ?

Les deux hommes se regardent enfin, timidement, gauchement. Leurs bouches forment un « merci » que chacun donne à l’autre et reçoit de l’autre.

La buée se forme sur les vitres ; l’habitacle semble occupé par leurs ombres seulement. On entend le murmure doux mais ferme du conducteur de train :

« Avouez que c’est symbolique, pour un dernier voyage, se prendre le train de plein fouet » puis « vous avez hésitez avec le vol plané du haut d’un immeuble ? »

L’homme qui a annulé – reporté ? – son suicide acquiesce et murmure qu’il n’a jamais aimé l’avion et qu’il voyage toujours en train.

Le conducteur sent qu’il reste à cet homme en morceaux un peu d’humour, qu’il a envie et besoin de se raconter, mais il ne peut pas, les mots sont bloqués au fond de son gosier sec. Et à quoi bon ?

Alors le cheminot claque la portière, s’enferme avec lui et parle.

Quelques bribes de phrases s’envolent par la fenêtre qu’il a entrouverte pour respirer à leur aise :

« … aujourd’hui sa beauté ne vous fait plus frémir. … écrasez par le poids… dernière année … votre vie a volé en éclats ; votre esprit vagabonde et saute sans transition de la grisaille à la noirceur de vos jours… Nouvelle année, nouvelle résolution, dites-vous… des envies de sauter le pas pour vous anéantir… vous reconstruire… le choix d’explorer tous les possibles… votre dulcinée s’envoie en l’air… votre meilleur ami et votre collègue – Ah, avec le voisin d’en face aussi ! – … rendre leur liberté – Ah vous voyez… ce que vous vous êtes dit aussi, hein ! »

Le quasi monologue se poursuit, entrecoupé de faibles oui, non, peut-être, si… laconiques, que l’on devine aux hochements de tête, aux mimiques, aux grimaces.

Enfin, les deux hommes, ensemble, ont un éclat de rire rouillé, sous les yeux effarés des voyageurs qui se s’étaient approchés ; mais nul ne saura jamais ce qui se dit…

Le conducteur de train sort du véhicule et s’en retourne lentement vers son train, rameutant ses voyageurs égarés ; l’homme se glisse sur le siège conducteur, démarre enfin et s’éloigne doucement…

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