Liliane Camier
Voir au-delà du regard

Bonjour Liliane.

Bonjour L’Espricerie !

J’ai voulu vous inviter parce que j’aime vraiment beaucoup vos tableaux. Je les trouve élégants, joyeux, pleins de fantaisie. Et je me doute qu’on n’arrive pas à votre production actuelle de but en blanc. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est comment vous avez affiné votre style. Si vous le voulez bien, je vous écoute.

Objets poèmes

Je suis passée par quelques étapes en effet. J’ai traversé des moments clés qui se terminaient par des ruptures, mais qui étaient autant d’opportunités pour aller plus loin, ailleurs.
Mes premières productions sont ce que j’appellerais des objets-poèmes.

Dans les années 70, je n’avais pas d’atelier, des enfants à élever, des tâches ménagères, donc pas de moyens pour peindre et peu de temps. Il me fallait garder le contact avec la créativité, conserver ce fil ténu. Il y avait aussi un questionnement plus fondamental : comment être une femme et une artiste ? Ma référence était entre autres Nil Yalter, militante féministe aux multiples talents. Plus tard, au début des années 1990, Diana Quinby a écrit sur cette période en mettant en avant les actions et les réflexions menées par des groupes de femmes plasticiennes. Les femmes n’étaient pas visibles sur la scène des arts plastiques et donc sur le marché de l’art. Or, exister en tant que peintre, c’est produire, exposer et vendre. Ma question était : que font les femmes quand elles sont confrontées au quotidien en tant qu’artiste ?

J’ai réalisé des mises en scène d’objets du quotidien dans des collages sur de grandes pièces de tissu, sous forme de vide-poches.

Le temps passé à la composition de ces « toiles » transcende ces objets, des fragments devenus inutiles, en les faisant participer à une création artistique. Ils prenaient pour moi valeur d’objets initiatiques.

Cela m’aide un peu à comprendre le sens de certaines œuvres où des objets parfois sordides sont exposés et qualifiés d’œuvres d’art.

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Cette création a fait école : le magazine « 100 idées » aujourd’hui disparu a retenu l’idée de poches plastiques enserrant des souvenirs personnels, idée qui a été reprise par des animatrices d’ateliers, qui m’ont citée, et j’en éprouve du plaisir.

Le rapport entre l’art et l’argent n’est pas ambigu pour vous.

Non. Je suis une artiste, mais aussi une citoyenne qui paye des impôts et il faut de l’argent pour cela. Et pour se nourrir aussi. Mais ce qui me touche le plus, ce n’est pas qu’on me donne de l’argent en échange d’une toile, c’est qu’on emporte une partie de ce que je suis et qu’on s’y reconnaisse au point de vouloir l’exposer chez soi.

Travail sur la texture

Au début des années 80, m’est apparue la suite logique de l’expression de la femme-artiste. Après l’exposition de son quotidien, c’est la patience imposée aux femmes qu’il me fallait rendre visible, faire écho à cette patience.

Cela s’est traduit dans des créations de ce genre réalisés à la plume à l’encre de Chine.

Ce dessin m’évoque une géographie et une géologie : des champs, des routes mais aussi des strates.

Ces 2 périodes sont un témoignage de ce qui est invisible, c’est-à-dire d’une dualité : la nécessité d’avoir une activité de création malgré le quotidien.

Périodes où vous vous affirmez en tant qu’artiste peintre dans une sorte de démarche thérapeutique personnelle, sans peut-être en avoir conscience.
Mais on est encore loin des tableaux que vous exposez maintenant.

Approche de la couleur

Il manque la couleur. L’approche de la couleur a été un moment crucial de ma recherche. Et assez difficile.

La couleur bouge tout le temps ! La cohabitation de 2 couleurs change notre perception de l’une et de l’autre. Notre perception de l’une change si l’on change l’autre. J’étais timide par rapport à la couleur, devant son excès de vitalité. La couleur me paraissait énigmatique.

J’ai usé de prudence. Essayons cette métaphore : c’était comme pendant un voyage, on découvre des embûches… et ses capacités à les surmonter. Et on avance. Je découvrais ma perception, j’apprenais à voir ce que je regarde. Je pense que je faisais la connaissance de moi par rapport au monde.

Sur des toiles de petit format, j’ai fait des alliances de couleurs. J’en ai fait beaucoup. Pour étudier les perceptions différentes que ces alliances provoquaient chez moi. C’étaient des expériences qui m’ouvraient des perspectives.

Parallèlement, je menais cette même recherche d’alliances de couleurs sur de plus grands formats, sur papier japonais. J’intégrais les formes et le traitement que j’avais expérimenté jusqu’à présent.

En voulant saisir une vérité, la vérité des couleurs, je développais un champ de connaissance pour exprimer la mienne, ma vérité.

Je pense que cela relevait d’une recherche philosophique sur soi-même, révélant une « mythologie » personnelle, tout à la fois poétique et psychologique. Je faisais la connaissance de mon « moi » dans ma relation au monde.

Formes et couleurs participent au rythme de la peinture. Ensemble, elles donnent légèreté et tension.

Dans ces tableaux, qui peuvent apparaître comme des études maintenant, je dis que je suis assez pessimiste par rapport au devenir, à l’évolution du monde et que j’essaye de réenchanter le monde, en captant l’émerveillement.

Légèreté dans les 2 premiers tableaux, pas dans celui-ci. Le titre en est d’ailleurs péremptoire : « A prendre au pied de la lettre »…

Les titres viennent à ma rencontre ; ils ne sont pas décidés à l’avance. Ce n’est qu’une fois le tableau fini que j’ai su ce que j’avais peint : quelque chose en tension.

Cette recherche m’a occupée durant de nombreuses années.

A la fin desquelles vous produisez ces tableaux d’inspiration pointilliste ?

Le pointillisme

Ce travail de recherche entrepris sur les formes et les couleurs m’a finalement permis de prendre la main sur le mouvement. Et le pointillisme, cette technique si particulière de représentation par points me donnait toute facilité pour saisir le mouvement.

Des points comme une pixellisation…

Non, les points du pointillisme ne sont pas équivalents aux pixels. Le travail de la composition se fait par un ajustement des surfaces exprimées par des points, ronds, de tailles différentes, en procédant par trames successives. Cette technique met les couleurs en mouvement ; alors, les couleurs sont mouvement.

C’est dans l’avancée de mon travail sur la couleur que s’est faite la rencontre avec l’œuvre de Georges Seurat, en développant les diverses possibilités des expressions du champ chromatique et en ce sens cette rencontre devient presque une filiation.

Le pointillisme me permettait d’aller plus loin en intégrant du mouvement à l’intérieur des formes et de réaliser des associations nouvelles, avec des à-plats, des filigranes.

Je me trompe ou on est complètement dans la peinture abstraite ?

Oui, mais à partir de 2010, c’est la fin de mon activité d’enseignante et j’ai plus de disponibilité et de moyens.

L’abstraction, la géométrie, les couleurs… commencent à tourner en rond ; je m’y ennuie un peu. Mon abstraction est répétitive, pas suffisamment abstraite, manque d’inventivité. Et je m’aperçois qu’elle me suggère du figuratif, qu’elle m’évoque la nature.

Travail sur le paysage

Mon travail sur le paysage, sur la représentation du paysage a poussé sur cette troisième étape que je venais de passer. Il s’en est nourri.

C’est l’abstrait qui m’a conduite au figuratif. Mais un figuratif qui ne le renie pas, qui au contraire invite l’abstrait, le « non-figuratif ».

J’avais le désir de peindre le paysage mais en laissant sa place à l’abstrait. Et peindre devenait dynamique : engager l’abstrait dans le processus de création c’est être surpris en peignant ; c’est s’exposer à la surprise, se rendre disponible pour la surprise. On prête une attention permanente à ce qui pourrait surgir. L’abstrait laisse à l’interprétation un plus large champ d’action. A mon sens, il est constitutif de la poésie en peinture.

On ne verra pas de tableau hyperréaliste signé Liliane Camier ?

On n’en verra aucun !

Et c’est l’avènement de la présence prépondérante du végétal dans vos tableaux.

Il y a beaucoup de végétal. Je cherche à interpréter le minéral, mais pas du tout l’animal. La fonction du végétal est capitale dans l’univers du vivant ; il conditionne tout le reste, il est à la base de tout.

Et concrètement, comment ça se passe ?

Je fais un croquis, des croquis, sur un carnet.

Une lente approche, pour cerner le sujet.

Oui, tous ces croquis participent à un encerclement et fusionnent dans le tableau fini.

L’esquisse est comme une photographie de mon état personnel au moment où je conçois le tableau. Par exemple, quand je fais cette esquisse, je suis assise, j’ai froid et comme la chasse est ouverte, ça canarde dans le bois du Petit Morin. J’ai un souvenir très précis de ce moment-là…

Les couleurs ont un son pour moi.

Oui, et on voit bien les coups de fusil !

Mais non, je n’ai pas dit que les sons avaient une couleur !

Pardon… C’était une boutade.

Dans ce tableau, il y a une toute petite zone qui me plaît particulièrement et qui me semble contenir « l’abstraction dans le figuratif » dont vous parliez.

Ce décalage entre le trait et la couleur ? C’est un élément significatif de mon travail sur la représentation. Il me permet d’exprimer, d’induire le mouvement.

Le non-peint

Et la prochaine étape ?

J’attache de l’importance au « blanc », au non-peint. Les Japonais ont un mot pour cela, le ma : l’art de l’intervalle.

Par la pratique du dessin, l’espace entre les choses m’est apparu un élément du langage plastique. Une respiration comportant une dimension poétique et philosophique. Ce vide, je le voyais actif, créant des accords ou des tensions, suggérant un espace qui en stimulant l’imaginaire révèle la réalité de ce qui peut être à peine visible.

Comme en musique les silences sont aussi de la musique, en peinture le « blanc » organise le tableau. Il a un sens. Il rend plus lisible le rythme et les couleurs.

Le « blanc » peut être peint en couleur blanche ou non peint, comme dans ces 2 tableaux.

Ou ceux-ci.

Le « ma » traverse l’ensemble de votre création, même pendant la période des « textures ».

Chaque période, chaque acquisition s’intègre dans mes tableaux. A l’image de celui-ci.

Votre évolution continue donc vers d’autres formes d’expression. C’est prometteur. Nous sommes ravis et honorés d’en témoigner.
Merci Liliane de nous avoir ouvert votre atelier.

Merci à L’Espricerie de m’avoir reçue.

Et signalons que vous ouvrirez à nouveau, mais à tous cette fois, les portes de votre atelier lors des journées ZIG ZAG, les 6, 7 et 8 mars prochains à Gentilly.

Ce sera avec plaisir.

Bref curriculum vitæ :
– Les Beaux-Arts à Dijon.
– Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs.
Institut de l’Environnement (aujourd’hui disparu) : réunissait plusieurs disciplines.
– Professeur d’arts plastiques en région parisienne dans des écoles d’art municipales.

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