L'atelier d'Irina

L’atelier d’Irina

Irina reçoit L’Espricerie dans son atelier. Il est aussi son univers, sa maison. Tant de choses y cohabitent que je sens que notre entretien va être dense, riche et fantasque. Irina pose la première question.

Pourquoi un article sur les marionnettes ?

Parce que j’ai eu l’occasion de voir tes marionnettes dans le cadre d’un projet théâtral. Cela m’a intrigué et je pourrais résumer toutes mes interrogations par « qu’est-ce que c’est qu’une marionnette ? »

La marionnette sert à se projeter sur un objet manipulable, pour s’incarner dans quelque chose qui est vivant sans être en vie et qui permet donc d’exprimer des ressentis dangereux, risqués, profonds, mystérieux, magiques, surnaturels. C’est à mon sens la raison d’être de la marionnette.

Déchirures et scarifications – 2019

On se demande pourquoi à côté de la danse, du théâtre, c’est-à-dire des formes artistiques où l’être humain agit son propre corps, pourquoi il fallait inventer quelque chose qui semble être vivant. A l’autre bout de la chaîne, il y a l’objet visuel, plastique, en volume, qu’on produit, qu’on met à côté de soi et qui vit sa propre vie. La marionnette est entre les deux. Moi, je suis attirée par la marionnette parce que c’est un objet plastique, visuel mais qu’on peut agir.

Est-ce cela qui t’a conduite vers l’art-thérapie ?

Je suis allée vers l’art-thérapie à partir d’un travail personnel dont j’ai eu besoin parce que j’ai compris qu’il serait impossible pour moi d’envisager de vivre en vendant mes affaires. J’ai vendu quelques tableaux à des gens qui aimaient mais ça n’avait jamais pris commercialement. J’ai été très contente de trouver l’art-thérapie, après beaucoup de boulots alimentaires pour gagner un peu d’argent. Quand je fais des expositions, si quelqu’un veut acheter, je suis contente, mais ce n’est pas fait pour ça. C’est fait pour le plaisir de partager.

J’ai trouvé tes créations étranges, mystérieuses, très éloignées de l’idée que l’on peut avoir le plus simplement d’une marionnette.

La marionnette traditionnelle n’est pas que le Guignol. Ça, c’est l’image folklorique d’un support qui servait à se défouler ; c’était un objet cathartique parce que dans la vraie vie il faut se réfréner. A côté de cela, il y a toutes les marionnettes traditionnelles magiques, religieuses, sacrées qui n’étaient pas destinées à faire rire. Elles étaient probablement destinées à communiquer avec l’autre monde ou bien à exorciser les peurs.

Même dans le théâtre de Guignol il y a des symboles…

Oui, Guignol, un rebelle qui rend justice aux démunis !

La musique des sphères – 2018

Ce sont des symboles très populaires.

Oui, et très codifiés. Toutes les marionnettes traditionnelles sont codifiées, quelle que soit la culture dans laquelle elles ont été produites. Elles ont des fonctions et des esthétiques très précises parce que justement, ça touche à quelque chose qui peut être dangereux. C’est l’interdit, on transgresse : Guignol transgresse les lois sociales en tapant sur un gendarme – qui peut se permettre de faire ça dans la vraie vie, ce n’est pas aisé ? – alors on jubile et tout le monde rigole. Ça devient possible à travers cet objet puisque ce n’est pas soi-même. On est un peu protégé avec la marionnette.

Le théâtre contemporain de marionnettes, qui est extrêmement riche – il y a beaucoup de compagnies, des festivals internationaux – a largement dépassé les codifications traditionnelles ancestrales pour aller vers des créations et de l’invention. Néanmoins, il reste toujours ce côté qui permet la transgression sans se mettre en danger soi-même.

En art-thérapie ou en psychothérapie, où l’on peut utiliser la marionnette, les masques, etc, cette petite distance permet justement d’essayer d’exprimer des choses qu’on ne dirait pas directement parce qu’elles sont trop dangereuses.

Que veux-tu dire lorsque tu parles de « choses », de « quelque chose » ?

Ce sont des émotions, des imaginations, des fantasmes souvent, des expressions de l’intimité quelques fois inconsciente. Il y a beaucoup de choses qui peuvent advenir à l’abri de cet objet qui lui, ne souffrira pas comme moi si les autres pensent qu’il est moche, stupide, malade, fou, etc.

Ça, c’est la fonction de la marionnette : un double de soi qui n’est pas vraiment un double. Il n’est pas identique à soi, c’est une projection. La plupart du temps, il y a beaucoup d’émotion qui passe dans cet objet.

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Le Cyclope à l’épreuve de son nombril – 2018

Mais nous sommes complexes, alors que la marionnette qui est là inspire soit la colère, ou la peur, ou la gaîté.

Maman Hérisson
Dans le cadre de l’art-thérapie par la marionnette
Association Bleu Soleil, 2017

Bien sûr, ce n’est qu’un bout, comme l’écrit d’un écrivain ou le tableau d’un peintre n’est jamais la totalité de cette personne. Mais même si on ne peut pas séparer le corps de l’esprit ni le bras du tronc, on a quand même besoin pour s’exprimer d’isoler telle ou telle idée, telle ou telle émotion.

Quelle différence entre le travail d’art-thérapeute et le travail d’artiste ?

Les démarches sont différentes. Quand on travaille pour un spectacle, il s’agit de communication et il est important que le spectateur soit satisfait, en pleurant ou en riant, peu importe ; qu’il ait l’impression d’avoir vécu un moment fort. Il faut donc calculer ses effets en tenant compte de la personne à qui l’on s’adresse. Il y a une forme de distanciation dès qu’on se propose de montrer.

En art-thérapie, on montre aussi, puisqu’on est deux ou souvent plus, mais on ne se préoccupe pas de faire une bonne communication. On montre quelque chose de sincère, d’authentique, sans filtre et le cadre thérapeutique garantit qu’il n’y aura pas de jugement. L’important, c’est que les personnes en présence aient le sentiment d’avoir fait quelque chose de vrai et d’avoir vécu un moment fort.

En art-thérapie, à quel moment les participants sont-ils satisfaits de leur réalisation ?

Ils sont satisfaits quand ils expriment qu’ils sont satisfaits ! Je ne leur demande pas forcément d’aller plus loin. Je questionne la personne si j’ai le sentiment qu’elle se sent un peu perdue : « est-ce que ça te convient ? » Si c’est oui, c’est oui, je ne pousse pas. Ni au niveau esthétique, ni au niveau des contenus latents ou manifestes. La thérapie s’étale sur plusieurs mois et si quelque chose doit advenir, il vaut mieux que ça aille à son rythme. Mais si je sens que la personne a une frustration, je dois faire attention à ne pas projeter ma propre éventuelle frustration sur ce qu’elle ressent. Quand je sens que quelque chose est resté en suspens, je questionne. Si la personne est moyennement ou pas satisfaite, je demande qu’elle m’explique pourquoi et je propose de chercher avec elle comment on pourrait aller plus loin. Le dialogue permet d’y arriver.

J’ai compris que les marionnettes pouvaient avoir une histoire. Histoire que tu leur inventes ou qui se crée d’elle-même ?

Je répondrai mieux à cette question en te racontant une petite anecdote.

« Le Petit Prince a été blessé… » – 2015

J’avais fait cette marionnette avec deux pieds en lampes. Je l’avais fait exprès parce que ça faisait toc toc. Elle peut se cacher les yeux, la bouche, mettre la main sur la tête, etc.

Un petit garçon, en jouant, lui a cassé un pied. Et il était très malheureux ce petit garçon.

Pour le consoler, je lui ai dit que ce n’était pas grave, que j’avais plein de petites lampes à la maison, que j’en ramènerai une autre. Mais j’ai vu qu’il n’était pas rassuré. Une idée m’est venue – c’est là où il y a cet accompagnement : qu’est-ce qu’on fait ? Quand est-ce qu’ils sont contents ? Je lui ai dit « écoute, plutôt que d’attendre quinze jours, on va l’amener tout de suite à l’hôpital et on va lui faire un plâtre et un bandage« . J’ai trouvé ça et du coup, le garçon était extrêmement heureux parce qu’on avait réparé le bobo, l’erreur qu’il avait faite.

La question de l’esthétique en art-thérapie reste ouverte. Certains art-thérapeutes considèrent que pousser vers un meilleur « faire », avec plus de technique, plus de précision, devrait apporter de la satisfaction supplémentaire et une meilleure communication, parce que quelques fois les gens produisent des objets qui restent très mystérieux.

Mais si on met un groupe de personnes devant un objet et qu’on demande ce que ça suggère, ce qu’on ressent, de la joie ou de la tristesse, le même objet va produire des ressentis différents. Il faut toujours montrer que chacun a ses propres raisons. Ainsi, le jaune qui est ma couleur préférée peut avoir mauvaise réputation : c’est la couleur de l’or de la trahison de Judas, de la jalousie, de l’ictère. Mais dans d’autres cultures, le jaune est la couleur de la foi ou encore une couleur sacrée en Inde. Certaines couleurs sont consensuelles, d’autres pas.

Est-ce que leur forme vient d’une représentation que tu te fais d’une particularité ou est-ce que à l’inverse, tu t’es laissée aller pour ensuite imaginer l’histoire de la marionnette ?

Cataclysme – 2016

Il y a des art-thérapeutes qui sont directifs. Ils proposent un thème, des matériaux, des techniques et quelques fois même une histoire. Il s’agit alors d’illustrer un texte et d’en représenter les personnages. Je ne procède jamais ainsi.

Depuis quatre décennies au moins, je réfléchis : « qu’est-ce que la création artistique ? » Est-ce qu’il faut avoir une idée et la réaliser ou est-ce qu’il faut faire quelque chose et voir après ce que ça veut bien dire ? C’est plus facile pour moi de procéder de cette dernière façon. Chacun fabrique un personnage à partir des matériaux qui sont là et ensuite on fait des improvisations.

J’ai peu pratiqué la démarche inverse parce que j’ai toujours eu une difficulté avec la commande. La commande artistique me renvoie au principe d’une réalité qui s’impose, alors que la création artistique doit agir comme une soupape. La commande me renvoie aussi au cadre rigide, persécutoire du régime politique dans lequel j’ai vécu jusqu’à l’âge de 30 ans. Il y avait beaucoup de blagues qui circulaient sur les dirigeants de la Roumanie de cette époque et la blague agissait comme la marionnette, comme un second degré.

Ouroboros – 2017

Tu as parlé des matériaux qui sont utilisés…

Je collectionne, je ramasse toutes choses ; ces grosses brindilles que j’ai formées et qui font comme une couronne ; ces cadavres d’huîtres que j’ai trouvés dans la nature et qui vont servir certainement à l’avenir. J’utilise beaucoup de chutes, des objets que les autres jettent. Et puis il y a les cires, les papiers, bref…

Attrape-rêve traditionnel

J’ai appris avec des amis artistes-artisans à faire des attrape-rêves. Les vrais sont très géométriques et de forme ronde, avec un filet qui est fait d’une façon précise. On les accroche à l’entrée des cases et ça filtre les mauvais et les bons rêves. C’est pour ça qu’il y a toujours des plumes. J’en ai fait plusieurs, en improvisant des variations, avec des formes et des filets qui n’ont plus grand-chose à voir avec la tradition.

Mes attrape-rêves

Je brosserais un portrait incomplet de l’artiste que tu es si je ne précisais que tu es aussi peintre.

Le Survivant – 2016-2017

Femme à la tête coupée – 2008

En prison – 2015

Que voudrais-tu ajouter pour terminer ?

Je ne peux pas m’abstenir de bricoler. Il faut bien de temps en temps montrer, parce que sinon, ça pèse si on ne peut pas partager.

Merci alors de te montrer dans L’Espricerie !

Merci de m’avoir invitée !

Nous sommes ravis de t’être agréables !

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