Interview par Cachou

« Je vis une crème renversée et du lait se sauver. Je vis un café crème embrasser deux sucres. Une tasse ébréchée où les cuillères tournent en rond.

Je vis une poubelle renversée, le couvercle cassé, les sacs éventrés. Je vis les chats affamés.

Je vis une main cramponnée au stylo, un doigt suspendu vers le haut, un bras tordu dans le dos.

Je vis un ange sans aile.

Je vis un carré dans un cube et deux cercles dans le même rond. L’homme de Vinci habillé de coton et une roue qui tourne sans rebond.

Je vis une girafe veiller sur son nid.

Je vis une scène, un ménage, du théâtre. En arrière-cour, des pavés. Une plage sans vagues. Du sable sans sel. Du grain sans folie.

Je vis un homme qui ne vit qu’elle »

Merci Elisa, d’avoir accepté notre invitation !
Et merci aussi de vous présenter comme auteure, d’avoir féminisé ce mot …

Merci à vous de m’accueillir.
C’est vrai que je me présente comme auteure ; certaines disent autrice…
Pour autant et même si je crois profondément au pouvoir des mots, je doute que le combat des femmes pour un monde plus juste se situe dans l’inclusion du féminin au coin de chaque phrase !

Je vous ai découverte grâce à votre roman « Sans trace apparente », et j’ai été sidérée par nos similitudes de lieux et de références (y compris culinaires !), jusqu’à ce que je découvre que vos racines ont d’abord puisé leur sève dans votre enfance en Afrique.

Comment passe-t-on de la Centrafrique à un petit village des Landes ? Quels liens tisse-t-on entre ces cultures si différentes ?

Photo Elisa Tixen

C’est en Afrique que j’ai pris le goût de raconter. Que je sois à Bangui ou à Magescq, je suis curieuse des histoires des autres, de ce qui se cache derrière les apparences, de la mécanique des choses, leur cheminement, de ce qui fait qu’on en est arrivé là… d’ailleurs j’ai écrit un texte qui raconte comment le goût de raconter m’est venu. Le voici si vous le souhaitez : 

Mes parents nous avaient emmenés vivre à Bangui. À côté de notre maison, il y avait une case, moins haute qu’un adulte debout et moins large qu’un lion couché. Devant ce cube de terre sèche, chaque soir, un vieil homme allumait un feu autour duquel des gens se réunissaient. Ils mangeaient ce qui rôtissait au-dessus des flammes, parlaient, riaient…

Ils m’intriguaient, ces gens. Ils étaient six, sept, peut-être huit. Comment allaient-ils faire pour dormir tous dans la case ensuite ? Elle était trop petite. Est-ce qu’ils rétrécissaient en franchissant le seuil, comme Alice entrant au pays des merveilles ?

Je n’arrivais pas à percer ce mystère. Nous passions toutes nos soirées au club pour les blancs et quand nous rentrions, le feu était éteint. Un soir, je ne sais pourquoi et l’on s’en moque, mes parents ont décidé de rester à la maison. Dès la fin du repas, j’ai filé jusqu’à la haie qui nous séparait de la case. C’était l’occasion, unique, inespérée, de voir ce qui se passait à l’heure du coucher.

Pendant de longues heures, j’ai écouté. Les rires, les palabres, les mots qui rebondissaient, les exclamations qui s’entrechoquaient… Et soudain, est venu le silence. Brutal et lourd, porteur de promesses. Je me suis approchée, cachée derrière les arbustes. J’allais enfin savoir.

 

Entre les branches, j’ai vu un vieil homme se lever. Il s’est déplié, comme une liane montant du sol pour rejoindre le ciel. Puis sa voix a empli la nuit. Je n’ai pas compris un seul de ses mots. Mais je me suis trouvée enveloppée par sa mélopée, bercée par une musique envoûtante, transportée dans un univers d’étranges sensations. C’est là, je crois, que j’ai pris le goût de raconter. Ou qu’il est venu à moi…

Dans la « vraie vie », comme on dit, vous êtes chef de projet. Mais votre « vraie vie », est-ce que ça ne serait pas justement celle des mots, des histoires à conter, et de l’écriture ?

Oups, je suis découverte.
Si l’écriture n’est pas la vraie vie comme on dit, c’est bien ma réalité, le monde dans lequel je me promène, des histoires dans la tête. D’ailleurs, si vous me croisez dans le tram ou le métro et que je fais de drôles de mimiques, c’est que je suis probablement en train de me battre contre un dragon ou d’explorer un trou noir …

Je vous sens gourmande, Elisa, de la vie, mais aussi des saveurs. L’art du bien manger, c’est important pour vous, non ?

C’est surtout l’art du bien vivre qui est important pour moi. La nourriture, comme moteur pour le corps mais aussi comme lieu de rencontre et de plaisirs à partager. En tous cas, dans notre coin de la planète … car j’ai vu aussi la faim et ses ravages, pas seulement en Afrique.

Vous avez changé le titre de votre premier roman. Vous l’avez renommé « le silence à l’ombre des pins ». Il y a une raison particulière ?

Ce livre a eu une vie mouvementée.
Édité par les éditions de la Rémanence, d’abord en grand format puis en poche, plébiscité par deux jurys de lecteurs, adopté ensuite par les  éditions Terres de l’Ouest… C’est à cette occasion que l’éditeur, Benjamin Jugieau, a souhaité changer le titre, pour lui donner une dimension plus « terroir ».
Il avait raison, cela a permis au livre de trouver encore mieux ses lecteurs mais j’avoue, pour moi, dans mon cœur, il sera toujours « sans traces apparentes ».

(Très franchement, Elisa, pour moi aussi !!)

Roman, nouvelle … hormis le nombre de pages, bien sûr, quelles différences pour l’auteur(e) ?

Je suis venue à l’écriture par la nouvelle. Il y a dans ce format court une intensité qui me permet d’aller plus loin, plus fort. Si je me consacre désormais au roman, je m’offre parfois une petite récréation en revenant à mes premières amours.

 

Nous vous présentons donc avec fierté la première partie de notre première saga de l’été !

LES TROIS POUPÉES

 

Il est en retard comme tous les samedis, marre de devoir se lever et aller bosser quand les autres s’amusent… Sa mauvaise humeur grimpe d’un cran quand il voit ses rues envahies par des tables débordant de vieilleries cabossées et puant le vieux, un décor de fins-de-vie-de-greniers. Quel intérêt ? Lui, il paierait pour qu’on le débarrasse de ces saletés.

Il se lance dans la cohue, se fraye un chemin à travers les cartons et les dos penchés. C’est alors qu’il entend ces mots : — Tu vas vraiment les vendre, tes trois poupées ?

Des mots qui l’arrêtent net. « Trois poupées ». Sous ses yeux, un vieux panier en osier tressé, avec une anse noircie d’avoir été portée par trop de mains. Rien d’extraordinaire, juste un vieux panier. Mais dans son antre, posées un peu n’importe comment, il y a trois poupées. Deux blondes et une plus petite, toute rouquine. Nues, le ventre bombé de l’enfance exposé à tous les regards.

Ces poupées, il les connaît. Vous pourriez dire qu’il se trompe, que ce ne sont que des poupées banales, comme il s’en vend des milliers à Noël. Mais il sait au fond de lui, que ce sont elles. Les trois poupées.

C’est comme ça qu’on les appelait. Les trois poupées. Jolies et lumineuses, elles semaient la joie comme d’autres éteignent les bougies. Il y avait les deux blondes, celle qui bavardait avec sa bouche et l’autre qui parlait avec ses yeux, et puis la petite rouquine qui semblait toujours sur le point d’éclater de rire. Elles n’étaient pas sœurs, juste nées le même jour au même endroit, presque à la même heure. Dans un petit village comme le leur, elles sont rapidement devenues jumelles de cœur. Là on l’on voyait l’une, on voyait les autres. Inséparables.

Dès leur naissance, les trois familles avaient décidé de fêter ensemble leur anniversaire. C’est l’année de leurs dix ans qu’elles ont reçu leurs poupées. De mémoire, il lui semble que c’était la grand-mère qui avait eu l’idée. Offrir à chacune une poupée qui leur ressemble. Ce qui donnait une poupée blonde avec la bouche ouverte, une autre blonde avec des yeux peints qui ne se fermaient pas et une troisième, rousse, avec l’air malicieux.

Les trois fillettes ont aussitôt vidé un vieux panier pour y coucher leurs trois poupées côte à côte. Rien ne les séparerait jamais. Les poupées resteraient toujours ensemble. Et c’est ainsi que cela s’est passé pendant quelques temps …

A SUIVRE LE MOIS PROCHAIN !

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