Rebond sur le texte de Marie-Cécile : Perturbation
En hommage à mon père, qui aurait sans doute  aimé que les drones fussent inventés plus tôt.

On a beau dire, sont forts, les mecs …

J’étais au kilomètre 312 quand j’ai reçu l’appel : « arrêt obligatoire à St Brubonnec sur Hugonne, candidat au suicide repéré au kilomètre 405 ».

J’ai l’air de quoi, moi, maintenant dans cette petite gare de campagne qui, de toute son existence, n’avait jamais vu un TGV s’arrêter sur ses quais ? Je leur dis, quoi, aux passagers en colère qui ont fini par descendre malgré l’interdiction ?

J’ai bien tenté une annonce, mais je crois, en y réfléchissant, qu’elle était maladroite. J’ai encore sous les yeux le texte que j’avais griffonné : « Mesdames et messieurs, nous sommes contraints de nous arrêter pour prévenir un accident de personne qui, si nous avions continué notre route, aurait eu lieu dans environ 26 minutes. Nous vous remercions pour votre compréhension ».

Evidemment, ça ne veut rien dire …

J’ai entrebâillé ma vitre. J’aurais peut-être pas dû. Un type, vraiment très énervé, hurle en boucle  « c’est quand qu’on repart, bon sang ? » ; un autre fustige « quand ils ne sont pas en grève, ils sont en retard » ; « au prix du billet …» rajoute au vol un quidam, un autre se lamente « je dois récupérer mon grand-père à la gare de St Frusquain…. je dois récupérer mon grand-père … je dois ….. »

Le chef de gare, complètement dépassé, court comme un lapin, de façon désordonnée et franchement inutile, répétant que non, il n’a pas d’eau à offrir aux voyageurs, et que non, il n’y a pas de restauration rapide dans la petite gare de St Brubonnec sur Hugonne.

 

Finalement, je décide de refaire une annonce :

« Mesdames et Messieurs, nous avons des nouvelles. Le drone chargé de la surveillance des voies vient de nous faire savoir que le candidat au suicide qui attendait notre train semble maintenant hésiter. Nous savons que c’est un homme encore jeune. Il est vêtu d’un jean et d’une chemisette bleue.  Nous savons que vous n’êtes pas dans ce train par hasard, et que cet arrêt vient compliquer vos projets immédiats, mais grâce à vous, quelque chose d’important est en train de se passer, là, en ce moment. Je vous tiens au courant. »

 

D’abord j’ai cru que j’avais encore raté mon coup, et puis il y a eu un applaudissement, et puis un deuxième, et finalement, tous se sont mis à applaudir, à se congratuler, tout juste s’ils ne s’embrassaient pas, tous subitement auréolés de leur charge nouvelle de sauveurs d’une humanité en péril …

Et ils me paraissent tout aussi excessifs qu’avant, je me demande même s’ils ne me font pas plus peur.

Mon téléphone sonne, c’est mon collègue arrêté dans la gare d’amont : « toi aussi, t’es bloqué, mon gars ? ». On rigole, on « s’exutoire » mutuellement, on se détend, on attend …

 

Message du drone : le type repart, il est remonté dans sa voiture. On va attendre qu’il démarre. Et tout le monde va reprendre le cours de sa vie.

Je ne croiserai pas, pour cette fois, le dernier regard de celui qui a décidé de se jeter sous mon train.

D'autres versions ? d'autres points de vue ? d'autres perturbations sont les bienvenues !!
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