Pourquoi diable, pousse-t-on la porte d’un bar de nuit ? Parce que l’on ne s’estime pas encore suffisamment saoul ?… Ou bien qu’à trois ou quatre heures du matin, l’on pense qu’il est soit trop tôt, soit déjà trop tard, pour attraper ce bon vieux Morphée par la barbe ? A moins que le souvenir du tableau d’Edward Hopper, Nighthawks, ne surnage dans votre cocktail personnel d’hémoglobine et de pur malt, et que vous vous dîtes :

  • Tiens, j’échangerais bien quelques mots avec la rousse désabusée qui s’ennuie, accoudée au zinc. »

Oui, quelque chose de ce genre doit vous animer lorsque vous entrez dans un bar de nuit.

J’étais donc là, dans ce pub à l’éclairage non plus tamisé mais franchement parcimonieux, à siphonner un whisky après l’autre. Mais les dieux de l’ébriété me snobaient. Ils laissaient le champ libre à ceux de la rupture amoureuse auxquels j’offrais depuis une bonne heure déjà, une tournée générale. Narquois, ils me murmuraient à l’oreille que deux heures auparavant, j’avais retrouvé sur mon paillasson, deux ou trois de mes chemises, un ou deux caleçons et mon exemplaire dédicacé d’Alcools d’Apollinaire (un faux notoire auquel je tenais néanmoins beaucoup). Un post-it laconique et cependant explicite accompagnait le paquet : Casse-toi, pôv con ! »

J’avais jugé inutile de me ruiner les phalanges à tambouriner contre la porte ; j’avais deviné que la serrure avait été changée durant mon temps passé au boulot. Anne-So avait su mettre à profit cet intermède dicté par ma dépendance au salariat. Foi de Patrick Poissard, je n’ai jamais eu de chance avec les femmes !…

J’avais erré d’une rive à l’autre du Boulevard de la Soif, ce Mississippi de mornes pavés qui tout au long de l’année, charrie ses alluvions – des épaves dans mon genre – avant que je n’accoste dans l’un des derniers rades encore ouvert. J’y étais entré pour donner libre cours à ma pathologie favorite, celle du verre solitaire. Le nez dans mon verre – même si c’était plutôt l’inverse – je ne l’ai pas vue arriver. Une silhouette vêtue d’un imperméable noir a vaguement traversé le brouillard de mon champ de vision, mais sans plus. Pourtant, trois minutes plus tard, par l’animation qu’elle déclencha, je n’eus d’yeux que pour elle.

Il faut admettre qu’en tombant son imperméable, elle a instantanément ramené mon attention sur l’essentiel – à savoir son corps. Un corps libéré de la plupart des artifices et autres colifichets qui étaient censés l’emballer. Un corps à rendre jalouse toute prétendante au titre de Miss Monde. Un corps dont les courbes fabuleuses généraient un tournis autrement supérieur à celui que procure le whisky, et dont la vue m’a paradoxalement fait dessoûler sur le champ. L’apparition envoûtante de son buste maintenant livré aux regards m’a d’ailleurs fait prendre conscience d’un détail qui m’avait jusqu’alors échappé : j’avais échoué dans un bar topless. Obnubilé par ma soif d’amnésie rapide, je n’avais rien remarqué. Ni la clientèle exclusivement masculine des lieux, ni la tenue des serveuses, et encore moins le tarif prohibitif des consommations.

J’étais entré ici dans un état proche du zombie et m’y étais inconsciemment cramponné jusqu’à l’entrée de cette beauté noctambule. L’anatomie de la nouvelle arrivée ne supportait aucune comparaison ; la chair alentour étant aussi triste qu’une pluie de novembre sur un tas de betteraves. Là où j’aurais pu espérer des seins sensuels, je ne distinguais que de vulgaires nichons. De la mamelle flasque. Du téton avachi. Voire des oreilles de cocker. Aussi, le coup d’œil distrait que je promenai sur les poitrails féminins du personnel me ramena-t-il illico aux deux merveilles qui s’épanouissaient fièrement sur le torse de l’inconnue. Je ne découvris qu’ensuite l’inscription qui les recouvrait et qui dévalait jusqu’à son nombril. La belle y avait placardé en lettres rouges une revendication surprenante :

  • Alte à l’exclavage des femmes ! »

Manifestement, elle boudait l’orthographe. Je ne pense pas toutefois que ce soit pour cette raison que les trois furies qui officiaient derrière le comptoir lui sont tombées sur le paletot. Un paletot qu’elle ne portait pourtant plus. Escortées de hurlements d’hystérie, les premières beignes ont commencé à pleuvoir sur la mignonne, extrayant de leur torpeur les buveurs qui poursuivaient leur tête-à-tête avec un énième bourbon-glace. Les poivrots n’en demandaient pas tant ! La maison leur offrait un ersatz de catch féminin sans supplément ; cela relevait de l’aubaine.

En raison de la supériorité numérique de ses adversaires – qui de plus combattaient à domicile – je voyais mal ma jolie trouble-fête l’emporter. Elle leur abandonnait déjà des touffes entières de sa magnifique crinière auburn que ces trois dingues avaient entrepris de lui arracher par poignées. Il faut reconnaître qu’ayant ôté son imper, il ne restait plus grand-chose à lui enlever, hormis son string et ses bottes. Des bottes qui rendaient ses cuisses vertigineuses, et un string qui modelait ses fesses bien mieux encore qu’un potier l’argile…

Je n’ai jamais su demeurer impassible devant l’injustice. J’ai tenu à rétablir un semblant d’équilibre dans ce pugilat. Alors, je suis descendu de mon tabouret pour généreusement distribuer force baffes aux trois harpies, histoire de dégager la malheureuse de ce mauvais pas. Elle m’a parue déconcertée par ce brusque revirement de situation, et avant tout nouveau retournement (les pochards présents, comme le patron, auraient très bien pu se mêler à la rixe), j’ai ramassé à la hâte son vêtement, lui ai saisi la main et l’ai entraînée fissa hors de ce ring.

Une fois dehors, comme elle enfilait son imper, j’ai entendu un sifflement appuyé autant qu’admiratif. Même si les naufragés du Boulevard de la Soif n’étaient plus très nombreux pour en profiter, c’était là un spectacle qui ne laissait pas indifférent. Sans doute un rien frileuses, les barmaids quant à elles ne nous ont pas poursuivis, et nous avons pu ralentir notre allure de fuyards. Elle a esquissé un sourire timide à moitié mangé par le col de son imperméable :

  • Merci, c’est gentil d’avoir pris ma défense.

En guise de réponse, j’ai juste fait un geste évasif de la main. Histoire de lui paraître chevaleresque jusqu’au bout. Et à vraiment peu de frais.

  • Au fait, nous ne nous sommes pas présentés… Moi, c’est Katia.

 

A SUIVRE….

 

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