Chapitre Six

Loin de moi cette idée

— Alors Lesage, où en êtes-vous avec mon idée ?
— Justement Patron, je voulais vous en parler.
— Dites-moi.
— Je n’ai pas vraiment avancé. Je crois que j’ai besoin de temps.
— Cela ne vous ressemble guère. Je vous ai connu plus vif. Vous devriez profiter de cette année qui commence, et dois-je vous rappeler que c’est aussi le début d’un cycle, pour donner une impulsion à ce projet.
— Ce n’est pas d’apathie qu’il est question.
— Vous me rassurez, c’est de quoi alors ?
— De temps. Du temps pour examiner les conséquences, sans en oublier aucune, de ce que votre idée implique.
— Le temps ne joue pas pour nous. Demain, il sera peut-être déjà trop tard. C’est sans tarder qu’il faut vous y mettre. Vraiment, vous me surprenez Lesage.
— Examiner les conséquences, envisager les suites et préparer l’action. J’ai l’intention de conduire cette mission comme je conduis les autres, avec efficacité et en toute sécurité. Pour moi, pour mes équipiers, pour vous…
— Eh mais, cela vous honore, Lesage, cela vous honore… Cependant, je crois que vous poussez le professionnalisme un peu loin. Je ne vous demande rien de très compliqué.
— C’est une chose de réparer les déviances et de révéler les secrets ; c’est mon job et c’est le quotidien de la section. C’en est une autre de rechercher les déviances… en secret.
— Comme vous y allez ! Je vous demande de travailler discrètement pour apporter une méthode nouvelle, bien rodée, prête à l’emploi. Nous en retirerons tous un bénéfice, vous, moi, Geià…
— Non, en fait, ce que vous demandez, ce n’est ni plus ni moins que court-circuiter la Bourse en…
— Mais ne dites pas ça ! Etes-vous devenu fou ? Court-circuiter la Bourse ! Loin de moi cette idée ! Vous m’aurez mal compris. Bien sûr que non. La Bourse prolonge les décisions du Conseil et SR2V est…

Et bla bla bla, et bla bla bla… La Bourse, le Conseil, SR2V le bras armé et bla bla bla et bla bla bla…
Qu’avait-il en tête en me récitant sa leçon de subalterne dévoué ?
Dans la sphère dirigeante, qui échappait au quotidien rationnalisé du peuple de Geià, les bas sentiments humains avaient du mal à être intériorisés. Tôt ou tard, dans l’intimité des bureaux capitonnés, les chefs craquaient. Mais pas en crise de larme ou de rire, pas en effondrement psychique. Plutôt comme le Patron en ce moment : en écrasant l’orgueil sous plus d’humilité, en écrasant la convoitise sous plus d’indifférence. Cela se savait dans les sections, et même si elles entretenaient peu le contact entre elles, les équipiers échangeaient suffisamment pour que la fragilité des chefs ne soit plus un secret pour personne.
Au sommet de la pyramide, le Conseil, quatre Conseillers et un Président, étaient eux, définitivement vaccinés contre les bas sentiments. La tolérance zéro émanait directement de l’émotion zéro de ces cinq-là. Le sourire de l’un d’eux était lourd de signification, et je comprenais bien l’inquiétude du Patron après le dernier conseil.
A la base de la pyramide, le peuple de Geià, baignant dans la paix imposée, la paix bienfaisante et lénitive de Geià. Mais dans l’intimité du foyer, rien, aucune loi, aucun règlement ne s’opposait à l’expression des sentiments. Ainsi en avait décidé le Premier Conseil et les autres par la suite n’avaient jamais remis la chose en question.
Parmi les conséquences de ce que le Patron avait en tête, il y avait au final l’ingérence dans l’intimité des foyers. Lui ne le savait pas ou ne voulait pas le savoir, mais moi, j’avais pris le temps de comprendre. Il fallait à tout prix que je le détourne de son idée tout en adhérant à son idée.

— … SR2V est le bras armé de…
— Patron, il faut que je vous parle de Khaled et de Youri.
— Qui c’est ces deux-là ?

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