A travers le tissu trop léger de ta veste, tu sens la fine lanière qui, à la longue, cisaille ton épaule gauche. Instinctivement, tu balances ton corps vers le côté opposé et, tout en marchant de ton pas rapide, tu songes que dans ce petit sac rouge, tu n’as pourtant pas mis grand-chose … C’est à cause du livre, peut-être…

Ta main droite tient le rectangle cartonné de ton billet, que tu lis machinalement pour la troisième fois en 5 minutes : voiture 12, place 27. Sur le quai encombré règne l’odeur fade des gares, une odeur de cambouis, de renfermé, et sous la haute verrière, s’agitent d’innombrables pigeons dont tu te demandes toujours pourquoi ils n’ont pas préféré l’espace ouvert d’un parc boisé. Devant toi, un troupeau de valises à roulettes piétine, que tu doubles en lançant un crochet brutal et énervé vers la partie gauche du quai, bien que plus rien ne t’oblige, maintenant, à courir … Tu as toujours eu peur d’être en retard, et toujours eu plus peur encore de rater un train, l’heure fatidique de son départ s’érigeant devant toi comme un rempart au-delà duquel plus aucune projection ne t’est possible.

Mais tu as 6 minutes pour monter dans ton wagon. Et d’ailleurs quand bien même tu en aurais moins, tu pourrais grimper dans le train et rejoindre ta place par l’intérieur. Cette pensée te détend, tes pas se font moins lourds ;  devant tes yeux défilent les fenêtres ambrées, derrière lesquelles évoluent des ombres, mais qui te renvoient surtout ton propre reflet décoloré.

 

Voiture 12, tu relis quand même ton billet. Tu empoignes fermement la barre de métal froid, bien inutile pour ton âge, et te hisse d’un saut sur le palier encombré du wagon. Le bac à bagages déborde de valises et de sacs ; jamais tu n’y as déposé tes affaires, tu les gardes avec toi, pas par peur qu’on te les vole, non, mais juste parce que la proximité de ces morceaux de ta vie bien pliés dans leur réceptacle de tissu raidi te rassure, t’apaise.

Tu maintiens ton billet de ton pouce sur la tranche de ta main, afin de pouvoir manœuvrer l’inclinaison de la poignée sur la vitre de séparation. Tu aimes bien ce bruit d’air comprimé qui se libère au glissement feutré de la paroi teintée.

Tu navigues maintenant dans la petite allée entre les sièges, évitant de regarder les visages des anonymes qui vont faire le voyage avec toi, tu scrutes les numéros gravés sur les carrés métalliques rivés sur le haut de chaque siège bleu nuit. Le numéro 27 est dans le sens de la marche, tu n’auras pas à devoir braver ta timidité et ta gaucherie pour changer de place après le départ. Pour l’instant, le siège voisin n’est pas occupé. Tu as tiré au sort la place côté fenêtre. Tu en es satisfait. D’une légère bascule du torse, tu laisses tomber la lanière de ton sac qui glisse sur le siège. Tu plies ton billet en deux parties bien égales, le ranges dans ta poche et empoignes ton bagage pour le hisser dans le petit espace au-dessus de ta tête. Tu t’assois enfin.

Devant toi, s’érigent le dossier haut du siège précédent et la tablette qui y est attachée en position relevée ; par le truchement des reflets, tu vois le visage de l’homme qui est assis devant toi. Tes yeux se tournent maintenant vers le quai, et déjà tu as l’impression de ne plus faire partie du même monde que ceux restés à terre. Tu as posé ton coude gauche sur l’appui latéral, et placé ton menton à l’intérieur de ta main ouverte ; tu regardes, distancié, passer et repasser les ombres automates, les mouvements incessants de la gare dont les bruits ne t’atteignent plus.

Un raclement suivi d’un chuintement et la voix emplit l’espace. Mesdames et Messieurs, le TGV n° 8456 à destination d’Irun va partir. Il desservira les gares de Bordeaux St Jean, Dax, Bayonne, Hendaye, la voiture bar se trouve …..  Au bout de ce quai, réside l’océan …

 

A la sonnerie, les portes se referment et confinent l’espace ; tu les imagines plus que tu ne les entends, et, imperceptiblement, le quai s’aspire vers l’arrière ; déjà la lumière de l’extérieur se fait sentir, et bientôt tu sors de l’enlacement des verres et des fers qui emprisonnaient le jour.

Défilent alors sous tes yeux les mêmes immeubles que ceux que tu viens de voir, dans l’autre sens, à travers la vitre griffée et opaque de ton train de banlieue. Tu réalises que la place qui jouxte la tienne restera inoccupée, et cela te plait. De la petite grille striée de 2 bandes de métal qui court tout le long de la voiture, se dégage un air frais, d’une odeur déplaisante. Tu avais oublié ce détail. Tu te souviens qu’il te faudra longtemps pour t’y habituer.

Les hauts murs ont maintenant fait place à des successions de maisons accolées à leurs jardinets que la vitesse avale de plus en plus férocement, et tu n’en retiens que quelques détails arrachés, une balançoire, des volets bleus, une voiture qui tourne à l’angle d’une rue perpendiculaire.

Tout à l’heure, tu te lèveras et, à gestes lents et mesurés, tu redescendras ton sac pour en sortir ton livre.

 

Mais avant, tu dois te délester de cette fébrilité qui t’avait envahi.
Et bientôt, quand apparaîtra par la fenêtre l’espace ouvert des champs aux reflets incrustés de tes yeux, quand tu auras enfin la perception un peu angoissante d’être vraiment et inexorablement parti, alors et alors seulement, tu pourras enfin accrocher tes pensées au but de ton voyage …

 

(largement – et très modestement – inspiré de la Modification de Michel Butor)

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