Il attendit que la nuit s’installât vraiment pour débuter sa traque au ravageur de plantules. Mammy Huguette ne manqua évidemment pas d’émettre un commentaire en voyant son homme repartir en direction du potager à l’heure où d’habitude ils gagnaient tous deux la chambre à coucher :
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Et tu as besoin de filer au jardin à présent ? Tu te prends donc pour un supermarché pour faire des nocturnes maintenant ?…
Il lui rétorqua brièvement qu’il avait à faire et qu’il la rejoindrait sans tarder. Mammy Huguette était montée à l’étage en ronchonnant, laissant clairement entendre qu’elle ne comprenait plus grand-chose au noctambulisme de son époux.
Muni d’un seau et d’une lampe de poche, Papy Edmond arpentait les allées bien délimitées de son jardin. Le faisceau de sa lampe traquait le nuisible baveux comme l’eût fait un projecteur à la recherche d’un hypothétique fuyard, depuis le mirador d’un pénitencier. Il fouillait les ténèbres potagères avec insistance, déversant une orgie de lumière de la base de ses artichauts jusqu’au sommet de ses feuilles de cardes, sans négliger le cœur de ses batavias. Et quand il interceptait un vandale à coquille, il jubilait Papy Edmond ! Il ramassait la bestiole comme la fourrière l’aurait fait d’un chien errant et lui faisait rejoindre ses complices dans le seau. Le rendement était parfaitement correct : en moins d’une demi-heure, c’était une bonne soixantaine de gastéropodes qui s’amoncelaient dans le fond de sa prison portative.
Le succès de son expédition punitive le stimulait tant qu’il commença à narguer ses captifs :
– Alors bande d’invertébrés, on fait moins les malins à présent, hein !…
Lesdits captifs qui ne risquaient guère de lui répondre, s’escaladaient mutuellement en bavant de plus belle. Si l’un d’entre eux se montrait suffisamment intrépide pour tenter l’évasion, une pichenette de Papy Edmond le ramenait illico à la case départ. Ah, il allait enfin rétablir un peu les équilibres, Papy Edmond ! Le terrorisme éhonté de la cagouille vivait ses derniers instants… Cette perspective le mettait en liesse. Il en vint à donner dans l’invective inventive :
– Ah, ah, mes gaillards, vous avez beau avoir deux sexes, ça ne vous sert pas à grand-chose dans ce cul-de-basse-fosse !… Vous croyiez que Papy Edmond allait se laisser faire par une bande d’hermaphrodites sournois ? Ah, ah, c’était mal me connaître, tas de foutus maraudeurs sans pattes !
– Edmond ! Non, mais c’est pas croyable, tu pars jurer la nuit dans le jardin maintenant ! Tu te prends pour un loup-garou, ma parole !…
Papy Edmond sursauta en entendant son nom hurlé dans son dos. Par réflexe, il se retourna et discerna vaguement une silhouette fantomatique brandissant une lampe torche dont la lumière agressive venait s’éclater sur son visage. Une douleur terrible diffusa dans toute la partie gauche de sa poitrine. Tout affairé à maudire ses escargots, il n’avait pas entendu son Huguette approcher à pas de loup et encore moins reconnu sa voix de pudibonde courroucée. En comprimant de sa main la région de son sternum, il s’écroula en avalant une ultime goulée d’air bien douloureuse. Il en lâcha bien sûr son seau remettant instantanément en liberté les voraces baveux qu’il y avait emprisonnés.
Mammy Huguette se précipita sur son homme à terre, le secoua comme un prunier en lui hurlant son prénom, comme si la méthode pouvait suffire à annuler les effets d’un infarctus. Elle y alla même d’un ou deux « mon Amour ! », mots qu’elle n’avait plus employés depuis au moins trente-cinq ans. C’était la première fois – et vraisemblablement la dernière – que son corps emballé dans une chemise de nuit suscitait chez un homme une telle réaction.
N’ayant pu le ranimer, elle demeura de longues minutes à pleurer sur le torse de son mari, avant de se résoudre à appeler des secours qui en l’occurrence s’avéreraient d’une totale inutilité.
Arrivés prestement sur place en carillonnant, comme si leur gyrophare avait été en mesure de faire s’enfuir la mort, les pompiers ne purent que constater le décès. Mammy Huguette était restée hébétée en voyant le fourgon s’éloigner – cette fois silencieusement – pour emporter la dépouille encore tiède de son Edmond.
Dès le lendemain, elle affrontait toute la famille. Une famille, ça ne rate jamais la moindre occasion de se déchirer, Alors des obsèques, pensez donc ! C’était pain béni ! Les anti et les pro s’affrontèrent. Les anti émargeaient dans le camp des traditionalistes, les pro dans celui des « passant pour modernes ».
Forte de l’appui d’un gros tiers de la famille, Mammy Huguette tint bon. Elle parvint à imposer à cette majorité de traditionalistes, la crémation de feu-son époux. Tous les « Mais voyons, Mammy Huguette, on ne peut pas laisser Papy Edmond partir de cette façon !… » n’y changèrent rien. Face aux récriminations du camp des anti, et comme aurait pu le souligner l’employé des pompes funèbres, la veuve resta de marbre.
Peu à peu, la vie reprit ses droits. Mammy Huguette mit un point d’honneur à perpétuer les œuvres potagères de son défunt mari. Elle récupéra notamment le flambeau des semis de courgettes. Avec un beau succès, il fallait bien l’avouer. Favorisés par une météo toujours clémente, les plants toujours à l’abri sous châssis, avaient une belle allure. Ils semblaient costauds et prêts à se défendre contre les mandibules les plus opiniâtres.
Chaque soir, Mammy Huguette faisait un compte-rendu détaillé de ses travaux à l’urne de son Edmond qui trônait dans un angle de la cheminée. Si elle ne lui épargnait aucune des contraintes qu’elle rencontrait, elle énonçait aussi avec une certaine fierté les difficultés qu’elle parvenait à contourner.
Un soir, elle s’approcha à frôler l’urne de ses lèvres, comme si elle était redevenue la jeune fille qui parfois murmurait des mots doux à l’oreille de son Edmond :
– Demain, c’est le grand jour, mon Edmond. Je compte sur toi.
Elle déposa même un chaste baiser sur la joue un peu froide – il faut bien le reconnaître – de ce qu’était devenu son mari.
Mammy Huguette s’aventura de bonne heure dans le jardin. Armée d’une binette, elle déblaya un joli coin bien exposé pour y installer ses courgettes. Les plants paraissaient conscients du moment historique qui se jouait dans ce potager. Une très légère brise agitait leurs feuilles de cucurbitacées comme un vent tiède l’aurait fait sur la toile d’un drapeau lors d’une cérémonie officielle.
En un petit quart d’heure, Mammy Huguette acheva ses plantations qu’elle arrosa presque amoureusement. Elle déversa ensuite tout autour de chaque pied de courgette, une épaisse couche des cendres de son Edmond. Le plus obstiné des gastéropodes aurait ainsi un vrai mal de chien à ramper sur un tel terrain. C’était la parade absolue pour protéger des plants encore jeunes de l’appétit des ravageurs semeurs de mucus. A l’échelle de l’escargot standard, les cendres de Papy Edmond valaient toutes les lignes Maginot d’hier et d’aujourd’hui.
Elle contempla son dispositif défensif et donna libre cours à sa bonne humeur. Bien évidemment, son discours matinal n’avait rien d’académique, mais il eut au moins l’intérêt de rendre un hommage appuyé à son jardinier de mari :
– Tu vois, mon homme, je suis franchement fière de toi. Je suis sûre que tu es le seul jardinier au monde qui soit capable d’emmerder ces foutus salopards d’escargots même après sa mort. Bravo, mon Edmond ! Un seul mot, bravo !…
La fin manque un poil de punch, mais c’est remarquablement écrit. Un vrai plaisir de lecture, Tonton, j’espère que tu en as d’autres comme ça.
Oh oh… il fallait bien qu’il meure à toute fin utile. Et sinon, je partage le deuxio et le quarto de Marie-Cécile.
Que voilà une preuve éclatante de la vie après la mort! De même que sainte Thérèse avait promis de faire pleuvoir des pétales de roses dès son arrivée au ciel, papy Edmond administre ses bienfaits posthumes à sa chère Huguette en se répandant lui-même autour de ses plants de cucurbitacées.
Tant il est vrai que l’amour est plus fort que la mort ! Belle leçon de vie !
Franchement, si Mammy Huguette avait insisté pour acheter des boîtes Daucy, Cassegrain, Bonduelle ou autres, Edmond n’en serait pas là 🙁
Bon bah maintenant, va falloir qu’elle pense à se remarier sans tarder Huguette si elle veut continuer à faire sa soupe !
La victoire de papy Edmond sur ces foutus salopards d’escargots prends une forme très surprenante ! J’en suis ébahie…
Enfin, je préciserai que j’ai lu avec délice cette épopée ardente et biologique :-))
Franchement, tu veux savoir ce que j’en pense ?
D’abord que c’est assez sexiste : les hermaphrodites n’ont pas ainsi à être dénigrés – la sournoiserie est d’abord à l’humain ce que la bave est aux escargots et, bien que les humains bavent souvent sur autrui, l’escargot peut s’enorgueillir de n’avoir jamais point médit de l’humain malgré tout ce que celui-ci lui fait subir de la cargolade à l’aïoli persillé…
Deuxio : l’Huguette est un tantinet hypocrite… Lors du premier chapitre j’avais cru entrevoir une lassitude certaine de elle pour lui…
Tertio : je refuse de penser à des barrières de cendres des êtres chers pour être capables de bouffer des courgettes ou autres légumes du jardinier…
Quartro : s’il pleut c’est foutu !
J’oubliais : merci pour cette célérité ; j’étions point habituée !!
Et puis j’oubliais aussi : bravo pour ta plume, toujours aussi vive et alerte, c’est toujours un plaisir de la lire.
Comme il disait l’autre (qu’on va se dépêcher d’oublier) : quand y en a qu’un, ça va, c’est quand y en a plusieurs, qu’il y a des problèmes 🙁
C’est au moins vrai pour les gastéropodes : ASSASSIiiiNS ! Tu noteras qu’a contrario le moustique n’a pas besoin d’être plusieurs pour te pourrir l’existence …
Avant de me faire, une fois de plus, remonter les bretelles par la Dame qui pique, je poste la suite de cette Lutte biologique qui semble susciter de l’intérêt au-delà du microcosme des jardiniers.