IL A FINI D’ATTENDRE
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire du comte Isidore, et la petite famille s’apprête à célébrer l’événement comme il se doit dans la demeure ancestrale, un magnifique manoir XVIIIè (arrondissement) dans le quartier copurchic de Paris. La maîtresse de maison, une grosse dame boudinée dans un tailleur chicos, toute dans l’extraversion, surveille en le houspillant le maître d’hôtel-homme-à-tout-faire. Ce dernier dresse la table pour l’occasion à grands coups de fouet à mayonnaise, et la couvre d’un tas de merveilleuses victuailles. Hermine, la jolie ado maussade, fait son entrée, l’œil rivé sur son smartphone. Elle s’installe à sa place sans un mot pour sa mère, qui finit par s’écraser la raie à son tour en la fusillant du regard. Un jour, pense-t-elle férocement, j’attraperai cette connerie d’appareil, et je te l’enfoncerai si profondément dans le cul, que tu pourras jouer à Candy crush rien qu’en pétant, ma petite Herminette chérie.
Sur la chaise à haut dossier du chef de famille, le comte examine d’un œil torve l’étrange plat déposé devant lui :
— Puis-je vous demander, Marina, ma moitié d’adoration, ce que cette cochonnerie fait à côté de mon assiette ?
Marina se rembrunit :
— C’est du crhuchtulu, béotien, un mets très rare qui se vend sous le manteau au marché Marx Dormoy. Nous n’en avons trouvé qu’une seule portion, elle est entièrement pour vous, Mamour. Fifille et moi nous contenterons du tout-venant, terrine de biche et pièce de bœuf avec ses haricots beurre sauce aux truffes. Votre plat est tellement roboratif que vous n’aurez même plus faim pour les profiteroles dans leur crème anglaise qui…
— Ça va, ça va ! Je vous crois sur parole. Goûtons donc la petite merveille…
Tout en rapatriant la terrine dans ses environs immédiats, Marina observait Isidore piochant et mordant dans la masse gélatineuse, des filaments gluants dégoulinant de ses lèvres. En effet, la première méfiance passée, celui-ci semblait pris d’une fringale et d’une frénésie de dévoration surprenantes. Et un peu écœurantes, pour tout dire… Avec une inquiétude croissante, elle le vit plonger la tête dans le plat afin de bâfrer plus vite, puis se lever brusquement, le nez luisant de graisse et les yeux exorbités, les mains crispées sur sa poitrine, pour s’abattre de tout son long devant la tablée médusée.
— Il défaille, mon Dieu ! Urbain, des sels, vite !
Penchée sur son mari, Marina le secouait, ne sachant que faire, le giflait et essayait d’insuffler de l’air dans ses pauvres narines à l’aide d’une pompe à vélo. Le maître d’hôtel revenait au petit galop, un flacon à la main.
— C’est le poivre, ça, abruti ! postillonna sa patronne, furieuse, en s’effondrant en larmes sur l’homme inanimé. Qui le resta, le quintal de la dame ayant de toute façon inhibé d’éventuelles velléités de résurrection.
— Isidore, debout ! clama-t-elle, mais ni l’injonction, ni le pathétique jeu de mots ne semblèrent avoir d’effet sur le corps inerte. Marina se demanda, l’espace d’un horrible instant, si le domestique ne risquait pas de revenir avec des selles, quand elle sentit soudain un mouvement sous sa poitrine.
Le comte se dressait sur un coude, hébété. Ses yeux étaient cernés de bistre, et deux filets de bave se tortillaient sous son menton. A bien y regarder, trois autres filaments faisaient leur apparition sur sa lèvre supérieure, suivis rapidement de plusieurs autres… Il se leva lourdement, Madame entendit nettement son pantalon craquer. Son époux lui paraissait plus grand, tout-à-coup, plus massif, plus… Elle réalisa avec effarement qu’il atteignait maintenant les deux mètres cinquante (Dieu merci, les plafonds étaient très hauts, il ne risquait pas de briser le joli lustre), que ses vêtements gisaient en tas à ses énormes pieds, que les filaments tentaculaires avaient envahi son visage, que deux putains d’ailes squameuses émergeaient de son foutu dos, que…
Le monstre qu’était devenu son conjoint poussa une effroyable clameur qui les ratatina tous, et plaqua les derniers cheveux du maître d’hôtel sur le mur du fond. Ses grosses pattes griffues se refermèrent sur le corps menu d’Hermine. La seconde d’après, l’abomination et sa proie avaient disparu dans les corridors glacés.
Quand Marina suivie d’Urbain arriva en courant et ahanant devant la chambre d’amis, celle-ci était verrouillée de l’intérieur. Des bruits étranges s’en échappaient, des coups sourds, des grognements, des cris…
— Oh non ! Il est en train de la manger, ou de l’éviscérer, peut-être même de la violer, que sais-je ! Urbain, faites quelque chose, bon sang !
L’homme mit ses mains en porte-voix :
— Monsieur C-luchtucru, je tiens à attirer votre attention sur le fait que Mademoiselle a sa migraine, et…
— Rhâââ ! Poussez-vous, imbécile !
Elle se mit à accabler la porte de coups de pieds et de poings, pendant que le larbin, ulcéré, allait se poster à vingt-sept mètres de là, raide comme un piquet.
— Si vous n’allez pas me chercher immédiatement de quoi abattre cette porte, je vais acheter un bélier avec vos gages du mois ! ajouta fielleusement la mégère. Et dépêchez-vous, je sens des odeurs de fumée qui viennent de la chambre.
Urbain revint au trot avec l’imposante francisque qui décorait le vestibule. Il attaqua à grands coups le bois épais qui finit par céder, puis s’écrouler à l’intérieur dans une envolée d’esquilles et de poussière. Marina fit un pas dans la chambre, et se pétrifia.
L’énorme corps du monstre écrasait le lit de son poids. Au milieu de ses tentacules labiaux fumait une cigarette. Pelotonnée contre lui, Hermine regardait sa mère, le défi dans l’œil, une clope allumée entre les doigts.
Maman se mit à pleurer.
— Je n’en crois pas mes yeux… Tu fumes, maintenant ?
Chtucruhlu, ou quel que soit son fichu nom, émit un terrifiant grondement qui emplit l’espace comme un roulement de tonnerre.
Avec lenteur, l’immense personnage se redressa, et la pièce parut soudain rétrécir et s’assombrir. Les yeux de safran à la pupille horizontale s’étaient braqués sur les appétissants cuissots moulés dans le tailleur Versace, et luisaient de gourmandise. Hermine gloussa.
Marina remarqua les appendices dégoulinants de bave de ce qui fut son mari, et comprit, terrorisée, que la terrine de biche ne lui suffirait pas.
Ctruchlulu avait assez attendu. Il avait la dalle, à présent.
Spéciale dédicace à l’ami Boulet, (http://www.bouletcorp.com/2016/01/0…) qui m’a bien fait marrer avec sa note !
Aaaah, que c’est bon, goûtu, délectable, savoureux, gouleyant, j’ai bien ri. Je l’adore celui-là !
Meuh, no spoilers !
Je ne l’ai pas encore lue, la planche de Boulet, mais je viens de me claquer un éclat de rire en en voyant les premières cases ^^
Par contre, tes mots, je les ai relus avec plaisir et quelques éclats !
J’avais fait un jeu de mot vaseux (oui, ça cadre bien avec le personnage ) la première fois que je l’avais lu mais je ne m’en souviens plus.
Et puis, y’en a des bons, des comms, dans les précédents !
Merci les gens♥ !
Re relu, reresavouré, rererigolé. Que du rere.
crhuchtulu béotien… À sa mémère ?
J’avais déjà lu, mais cette fois ci je vais ajouter à mon vocabulaire bien… séant, lorsque je serai convié dans la bonne société :
« Souffrez que je m’écrase la raie sur votre canapé… »
Irrévérencieux en diable et donc succulent comme une gourmandise. Oui, fabuleux le « Tu fumes, maintenant ?… ». Bon,l’inceste, tant que ça ne sort pas de la famille, hein…
A la relecture et même à la re – relecture, ça dépote toujours autant !
Bon, alors on surveille l’arrivée de l’autre texte truculent.
Toi, tu trucules sec, et c’est pas une grossièreté. Bizzzz
Huhuhu Antoine ! Si tu préfères les pan-pan zanis, libre à toi !
L’inceste, oui et non, hein, si on considère ce que ce vieux Isidore est devenu. Hermine n’aurait jamais couché avec ce loser.
Quant à Urbain, il ne va rien laver du tout, il va oublier ses gages du mois, et tailler la route pour sauver sa peau, pendant que le père Lustucru sera occupé avec Madame.
@ Luciole : c’est vrai que le papa, il n’est pas verni.
@ Colette : j’ai un autre texte truculent 😛 mais je vais alterner avec des dessins.
MON D’Dieu mais c’est aBBOmiNAAAble !!! JammAIS je ne mangerai plus de pâtes chlustucru !
Si je sais lire entre les lignes, ils s’agit bien d’inceste n’est-ce pas ?
Et qui va laver le parquet maintenant ? Urbain ? Ben oui ! c’est toujours les mêmes !
Toujours aussi chtruchlulent.
Ctruchlulu, un dissolvant d’enfer pour celui qui l’ingère ! Finis, les vieux vernis !
Merci Câââ-chou !
@ Yves : Cl4renko est un merveilleux illustrateur. J’adore cet univers.
@ Cécile : Mais rien ! Imagine quand je vais fumer !
Abomide absurnation ! Drigolo !
Mais toi, Castor, qu’as-tu fumé ?
Le « Tu fumes maintenant ? »… désopilant : résumé de l’esprit bourgeois. (Georges Cl4renko aurait-il déjà illustré ce texte ?)
J’ai beau l’avoir déjà lu, à chaque fois je me délecte de ce ton décalé, et de cette montagne d’absurdités (dans le très bon sens du terme) que les Monty Python n’auraient pas reniée !!!
Sacré Câââstor, va …