Ce matin, je tourne ostensiblement le dos à l’enclos des ânes.

Je suis assis sur la souche d’un grand frêne abattu l’an dernier. C’est un siège large et confortable. Devant moi s’étend un vaste enclos, « vert pâturage » semé de boutons d’or. De la maison un peu en retrait sur la hauteur, on n’aperçoit que le toit par dessus un long mur de jardin qui suit la pente, tourne à angle droit et se perd derrière un pli du terrain. Plus loin, le cône parfait d’un  séquoia géant  domine de sa haute taille la belle masse d’un hêtre pourpre et de grands acacias en fleurs qui bordent le chemin.

 

Au fond là-bas, à la clôture, commence la forêt dense tout juste sortie des neiges tardives. Les essences se mélangent dans un beau contrepoint que dessinent les verts sombres et austères des conifères avec la fraicheur printanière des feuillus qui s’ébrouent sous la  caresse des rayons d’un soleil qui éclaire la montagne de sa belle lumière matinale.

 

 

Le pré est orienté au sud. La neige a fondu très vite avant hier. Sous les hautes herbes le sol est humide et défoncé. Les sangliers sont passés là cette nuit, ils sont venus fouiller, ou plutôt labourer le sol meuble. A mesure qu’on va vers le bas du pré, la pente s’accentue jusqu’à une barrière de hêtres de haute futaie, puis elle  plonge dans le ravin d’où monte le bruit continu d’un petit torrent qui dégringole du col de Saint Rémy.

Je suis bien, là !

Sur ma souche !

« Auprès de mon arbre… », moi aussi je me chauffe le dos au soleil qui vient de passer la crête de la Montagne aux Chasseurs..

J’ai sorti mon carnet de croquis et mon stylo feutre. Une araignée passe sur la page blanche, j’attends, elle s’arrête, je souffle un peu pour l’écarter, elle se sauve.

Et je regarde vers le petit bosquet touffu planté un peu plus bas au milieu du pâturage, à l’abri d’ une ondulation du terrain.

Je regarde.

J’attends le chevreuil.

Je sais qu’il peut venir lui aussi chercher le soleil. Je l’ai surpris plus d’une fois, couché sur l’herbe, toujours près du bosquet, non loin de la lisière de la forêt. Chaque fois il m’a vu, il s’est dressé d’un bond pour disparaître aussitôt dans le sous bois. J’ai bien tenté un matin de me mettre à l’affût dans le bosquet, mais il est prudent, jamais je n’ai pu l’approcher.

Ce matin, il n’est pas venu.

On entend par moments, là haut très haut dans les arbres, quelques oiseaux qui entretiennent une paisible conversation sur le beau temps enfin revenu.

 

Et le silence soudain dans mon dos se déchire: c’est le braiment lamentable d’un âne qui réclame son lot d’affection et sa poignée d’herbe grasse du « Vert Pâturage » où je viens reposer.

Quoi ? ! Tu voudrais que je vienne te gratter le front ? Hier à mon arrivée, je suis venu te saluer, tu étais à l’ombre au fond de ton enclos ! Tu n’as pas seulement daigné lever le museau ! Je t’ai appelé ! Rien ! Pas un geste ! Pas l’ébauche d’un regard. Et maintenant tu exiges à grands cris ma présence ! Tu viens me draguer !

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