Chapitre XIII

Selon Youri

Sans attendre qu’on l’interroge, l’homme se mit à parler. Longuement. Au fil de son discours, chacun de ses auditeurs avait un jugement différent, à la fois sur sa personne et sur le contenu de son récit. Bastien était intéressé par l’histoire du monde de Calista vue par cet homme, solitaire et libre comme lui ; Lesage essayait de comprendre ce qui avait conduit cet homme, serein et sincère, à évoquer l’idée de guerre ; Lîle laissait une émotion l’envahir, douloureuse et délicieuse à la fois.

Y — Je suis Youri. Si vous me trouvez ici, maintenant, c’est que j’ai échoué. J’avais un projet, une idée de projet. Je l’ai partagée un temps avec un autre homme, Khaled. Il a disparu, comme tant d’autres. Lorsque nous avons débarqué sur Calista, nous pensions que nous allions coloniser ce monde. En réalité, c’est ce monde qui nous colonise. Nous étions 77. Quelques-uns n’ont pas survécu aux conditions climatiques mais les autres, nous avons laissé libre cours à nos désirs, à nos besoins. Les désirs des uns s’opposaient aux besoins des autres. Loin de Geià et de la Tolérance Zéro, plus rien ne bridait les pulsions et le groupe vivait dans cette tension, dans ces conflits. Calista nous renvoyait l’image de notre société par des « vents de choses du monde », comme nous les appelions. Ses violentes agressions suivaient nos différends. Ça, nous avons tardé à le comprendre. Mais lorsque l’évidence s’est imposée, nous avons décidé de nous séparer.
LS — C’est ce que nous a raconté le chef du village de Bastien : vous recherchiez le meilleur endroit pour vous installer.
Y — La séparation, c’était surtout pour éviter les bagarres, oui ! Des communautés se sont installées dans des lieux que nous avions repérés avec chacune une organisation censée éviter les colères de Calista. Aucune organisation ne s’est révélée meilleure qu’une autre. Les communautés existent tant bien que mal ; elles survivent. Khaled est parti avec un groupe, moi avec un autre. Avant de nous séparer, nous avions échangé quelques mots et notre réflexion nous avait conduits à une idée que nous-mêmes avions du mal à accepter. Les groupes pouvaient alors encore communiquer grâce aux appareils qui avaient été débarqués et nous avons poursuivi nos conversations à distance.
LS — Nous avons capté une de vos conversations où vous parliez de guerre. C’était le prélude à notre voyage ici.
Y — Notre idée de guerre vient de Calista elle-même, qui semble mener une guerre, non contre nous en tant qu’êtres vivants mais contre nos actions. Khaled et moi disions que, puisqu’il n’est pas possible à des humains d’éviter les conflits, les tensions et finalement la guerre, il faut faire la guerre à la guerre. C’était l’idée. Nous avons énoncé le principe d’une guerre, totale, permanente : la guerre à la guerre, partout et d’abord en soi.

Youri fit une pause. Les yeux baissés, comme honteux de cet aveu. Lesage se disait qu’il avait eu raison de penser qu’on pouvait rencontrer un paria, un fugitif ou un dissident. Une idée pareille pouvait terrifier, surtout si on se limitait à l’énoncé du principe, et celui qui la portait s’exposait à l’exclusion sous toutes ses formes.
Youri reprit.

Y — Khaled a réussi à mettre en pratique notre théorie dans la communauté où il vivait. Dans nos dernières conversations, il me disait que notre voie était la bonne : dans son groupe, les relations étaient moins bridées, plus fréquentes, plus franches. La maîtrise de soi dégageait une puissance partagée et comme réellement présente, qui venait de Calista elle-même. Il y avait du dynamisme et le goût d’entreprendre. Mais ils vivaient dans un équilibre fragile. Khaled n’a pas pu m’en dire plus. Il a disparu peu après. Quand j’ai compris que j’étais seul, je suis parti expliquer notre idée dans les communautés. J’espérais qu’on accepterait de l’essayer, qu’on chercherait à l’améliorer. Je n’ai connu que des rejets, que des refus.

C’est donc de cette guerre-là que parlaient les 2 hommes quand Lefrère avait capté leur conversation. Leur intention était à l’opposé de qu’on avait cru. Ces hommes étaient à la recherche de la paix, comme sur Geià mais exploraient une voie différente. C’était hautement respectable. Lesage pensait maintenant qu’il faudrait faire admettre leur point de vue, d’abord au Patron, puis au Conseil, ce qui constituait une autre mission, autrement difficile.
Il considéra que leur mission sur Calista s’arrêtait ici.

LS — J’ai trouvé ce que nous sommes venus chercher : pourquoi la guerre et quelle guerre sur Calista. Notre mission est terminée ; nous allons repartir par la prochaine navette vers Geià. Youri, sache que je ferai tout pour expliquer ton objectif et pour protéger ta situation. Bastien, il est inutile de s’attarder plus longtemps ici, conduis-nous au…
Ll — Non, moi je reste !

Lîle, tout au long du monologue de Youri, avait compris pourquoi elle avait décidé sur un coup de tête de prendre la place de la muje et de venir ici. Elle cherchait à donner un sens au savoir qu’elle avait acquis et aucun projet qui s’était présenté sur Geià ne l’avait vraiment séduite. Elle avait cru trouver un intérêt en participant à la Section L au côté du Patron, mais le rôle que ce dernier lui avait alloué, entre conseillère et collègue, n’était pas de ceux qu’elle voulait jouer. Dans le discours de Youri, en revanche, elle entendait un appel : ce monde lui adressait une demande et elle voulait lui donner quelque chose. Youri lui, ne demandait rien mais Lîle voulait lui donner ce qui lui manquait le plus : un allié, une alliance.
Lesage comprit qu’il ne pourrait trouver aucun argument contre la décision de la jeune femme. Il n’était pas surpris. Il éprouvait même de l’admiration, peut-être de la fierté de la compter pour amie.

Bastien s’éloigna de quelques pas comme pour attirer Lesage. Quand il le rejoignit, Bastien s’attarda encore pour un dernier regard, un dernier adieu, mais Lesage ne se retourna pas. Dans le nouveau jour naissant, sa silhouette auréolée d’un halo de pâle orange, il était déjà sur Geià.

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