Chapitre XI

Le feu du jeu

Lefrère emprunta le chemin le plus court pour rejoindre le bâtiment de la SR2V. Il se dirigea tout droit vers son bureau et s’y enferma avant de s’installer derrière son pupitre de travail. Il adopta une posture qui de loin ne laissait aucun doute sur l’intensité de son travail.

Pendant le trajet, la règle simple du jeu tournait en boucle dans sa tête : emporter l’adhésion d’un adversaire sur une chose essentielle et céder sur une chose moins essentielle. Et cette consigne tournait toujours comme une litanie dans le silence de son bureau.
Il se voyait argumenter avec véhémence… non, pas avec véhémence, avec douceur… avec âpreté… enfin, il se voyait argumenter. Bien. Il se voyait l’emporter à coup sûr sur plusieurs thèmes tant il avait l’intime conviction du bien fondé de certaines de ses idées. En revanche, il ne se voyait pas bien céder. Ses interlocuteurs devraient se montrer persuasifs.
Mais il ne pouvait pas se contenter de jouer du seul point de vue individuel. Il devait se doter en plus d’une stratégie : gagner pas trop et perdre un peu ; repérer les options et les choix des autres joueurs ; viser un objectif ou être opportuniste. Cela rendait le jeu plus fascinant encore.

Si la règle était simple, le but du jeu n’était pas très clair. A quoi lui servirait de se trouver à la fin en possession de presque toutes, voire toutes les cartes de son thème favori ? A quoi seraient réduits les autres joueurs ? Lui-même se laisserait convaincre de donner certaines de ses cartes. Que se passerait-il si un protagoniste avait une collection complète ? A quoi ressemblerait la communauté redessinée grâce au bagou de ses membres ? Où serait la cohérence d’une société dans une somme de projets mal assortis ?
Cette réflexion le conduisait à envisager la responsabilité de chaque joueur, et donc la sienne propre dans la pérennité de la communauté de départ ou la viabilité d’une communauté finale.
« Il n’y a pas de gagnant » avait dit Martha. Pourtant, quand il avait conclu qu’il n’y aurait que des perdants, elle n’avait rien répondu. Et il sentait que ce silence n’était pas un acquiescement. Ni gagnants, ni perdants…

Ce jeu n’était pas un jeu…

 

Il en était là de ses réflexions quand le Patron fit irruption dans son bureau.

Lc — Eh bien, Lefrère, où en êtes-vous ? Je vous vois pensif. Cela ne vous ressemble guère !

Le rire bref qui suivit les derniers mots ayant pour but de les transformer en plaisanterie, Lefrère essaya d’enchaîner sur le même ton.

LF — Bonjour Patron. Oui, j’en étais à me demander si je ne ferais pas mieux d’arrêter de penser et de passer à l’action.
Lc — C’est l’action qui réalise l’idée, mais l’action n’existe pas sans idée.

Il n’était pas mécontent de cette envolée lyrique, quoiqu’il la trouve un peu pontifiante ; quand il la replacerait, il faudrait qu’il la joue moins docte.

Lc — Qu’est-ce que c’est que cette action ? ajouta-t-il sur un ton moins enjoué.

Lefrère prépara mentalement une seringue de flatterie anesthésiante avant de poursuivre.

LF — Vous aviez raison de m’inciter à la discrétion, Patron, c’est la bonne méthode. Il faut que je gagne discrètement la confiance de cette petite dame brune. Je pense pouvoir en obtenir des révélations sans avoir à la convoquer officiellement. Mais pour cela, j’ai besoin de temps et d’une plus grande liberté d’action.
Lc — Dans la mesure où vous avancez et me rendez compte, je vous accorde cette liberté. Quant au temps, je n’en ai pas de trop à vous donner ; j’ai besoin d’un dénouement rapide.
LF — Rapidité et discrétion sont difficilement conciliables.
Lc — La rapidité suit la discrétion, tous les prédateurs vous le diront. Autre chose ?
LF — L’uniforme n’aide pas pour établir une relation personnelle. Je vais devoir travailler en habits civils quand…
Lc — Là, vous poussez la discrétion un peu loin, Lefrère. L’uniforme n’empêche pas d’observer, d’écouter, ni la filature.
LF — Justement, si. Cette dame est très sur ses gardes ; elle me l’a dit, elle craint d’être suivie.
Lc — Ce qui nous confirme le caractère suspect de ses déplacements.
Il fit lentement quelques pas de long en large, le regard balayant le sol, comme à la recherche des mots qu’il fallait prononcer.
— Je vous accorde aussi les vêtements civils pour cette affaire. Mais je veux vous voir en uniforme pour vos rapports ! Est-ce clair ?
LF — Très clair.

Lucien tourna les talons : terminer une conversation avec un subalterne sur un ordre était une bonne chose.
« Accorder une telle importance à l’habit trahit le mépris qu’on a de l’être qui le porte », pensait Lefrère.
Et il n’aimait pas cela.

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