Chapitre X

Avec la Petite Dame Brune

 

En suivant la petite dame brune au turban violet sur les tapis roulants qui les faisaient glisser dans les rues de la cité, Lefrère se demandait s’il saurait gérer des informations qu’il pressentait secrètes. Ou du moins embarrassantes. Ou du moins singulières. Enfin, il verrait bien…
Précédant l’agent de la SR2V dans un itinéraire compliqué de rues, Martha la petite dame brune au turban violet gagnait du temps. Qu’allait-elle pouvoir lui raconter pour calmer sa curiosité ? Elle devrait lui en dire assez tout en préservant l’essentiel. Enfin, elle verrait bien…
Ils arrivèrent à l’adresse de Martha juste avant que Lefrère perde patience.

LF — Pourquoi tant de détours pour arriver ici ? Il y avait un chemin plus direct !
Mt — C’est vrai Monsieur, mais je redoute toujours d’être suivie, je ne sais pourquoi. Ne m’en veuillez pas, c’est une manie qui empire avec l’âge.

Lefrère suivit encore Martha dans les coursives, les escaliers et les passerelles d’un bâtiment modeste avant d’arriver au logement. Elle l’introduisit dans la pièce principale, l’installa dans un confortable fauteuil.

Mt — Permettez que je vous abandonne quelques minutes, je reviens bientôt.

Lefrère essayait de se faire une idée de la personnalité de son hôtesse en détaillant l’endroit où il se trouvait, mais rien dans le décor convenu de cet intérieur standard ne trahissait une quelconque originalité. Cette petite dame brune qui faisait tant de mystère était polie, lisse, et son univers était tout à fait banal. C’était inattendu quand il était établi que la sphère privée était exonérée de toute contrainte : la tolérance zéro s’arrêtait à la porte des logis.
Elle reparut, tenant dans les mains une boîte. Elle s’assit face à Lefrère, déposa la boîte sur la table qui les séparait, l’ouvrit avec précaution.

Mt — Voulez-vous que nous jouions ensemble ?
LF — Jouer ? Vous aviez quelque chose à me dire et vous me proposez de jouer ?
Mt — Ne vous offusquez pas, s’il vous plaît et attendez que je vous en explique les règles.

L’empathie naturelle de Lefrère le poussait à croire en l’innocence de la proposition tandis que l’uniforme qu’il portait n’était pas compatible avec une activité de loisir. Il resta un moment à regarder la boîte, puis la dame, la boîte à nouveau et encore la dame…

LF — D’accord. Expliquez-moi les règles, je vous dirai si je veux jouer.
Mt — Je suis sûre que cela vous passionnera.

Elle sortit délicatement de la boîte quelques plaquettes qu’elle étala sur la table. Certaines étaient de couleur unie, d’autres comportaient un court texte ou un mot, d’autres représentaient des personnages ou étaient couvertes d’un dessin, et elles avaient 5 ou 6 formes différentes.

Mt — Les plaquettes sont distribuées au hasard à chaque joueur. Elles servent à définir son profil ; elles lui attribuent un mode de vie, un caractère, des valeurs à défendre par exemple, en fait tout ce qui fait l’essence d’un être humain et lui donne du pouvoir à l’intérieur d’une communauté. On tire ensuite au sort 2 protagonistes qui vont se confronter sur deux thèmes choisis par l’un et par l’autre, le mode de vie et l’enseignement par exemple. Le but de la confrontation est d’échanger une plaquette, c’est-à-dire en céder une et en obtenir une en échange. Tous les arguments sont permis, l’honnêteté comme la fourberie, la franchise ou le mensonge. Chaque joueur peut ainsi augmenter son pouvoir dans le domaine où il est le plus convaincant, tout en cédant du pouvoir dans un autre domaine ; en cas d’impasse dans la négociation, c’est la communauté des autres joueurs qui arbitre en faveur de l’un ou de l’autre. Et le jeu continue ainsi, de confrontation en confrontation, de concession en concession.

Lefrère écoutait. Bien sûr que c’était intéressant de pouvoir emporter l’adhésion de quelqu’un à sa propre vision des choses, à sa propre conception de la vie. Il imaginait déjà les raisonnements qu’il pourrait soutenir concernant ses préoccupations personnelles. Mais serait-il capable de fourberie s’il le fallait ? Que pourrait-il sacrifier ?
La petite dame brune continuait.

Mt — Lorsque toutes les confrontations ont eu lieu, le jeu s’arrête.
LF — Et on déclare le vainqueur.
Mt — Il n’y a pas de vainqueur.
LF — Il n’y a que des perdants…

La petite dame brune répondit par un silence. Son regard intense et un sourire qui effleurait ses lèvres invitaient Lefrère à tirer les conséquences de ce qu’il venait de conclure. Il se leva, regarda un instant cette petite dame qui venait d’allumer une mèche dans son cerveau et se dirigea vers la sortie. Avant qu’elle referme la porte, il pivota.

LF — Je veux bien jouer Madame. Vous m’apprendrez ?
Mt — Appelez-moi Martha.

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