Chapitre I
Un éveil
La muje que Lucien, le Patron de la section L, avait réussi à obtenir à grand renfort de mensonge et d’onctuosité auprès de la Bourse n’était pas un modèle récent. Cependant, elle était d’une technologie tout à fait satisfaisante au regard du rôle d’assistance auquel on la destinait, quoiqu’on ne sût pas précisément ni le niveau d’assistance, ni le contenu du rôle. L’étalonnage accompli par Lîle en compagnie de Lesage s’était fait sur la base d’un cahier des charges basé sur des supputations. Autrement dit, Lîle avait poussé à fond les curseurs pour que Lesage, dans sa difficile mission d’agent de renseignement en milieu hostile soit activement secondé par ce robot gynoïde.
En principe, la muje devait analyser le nouvel environnement de Calista pour le confronter à l’environnement de Geià, établi comme standard, mesurer les différences et à partir de là, adapter sa réponse en termes de gestuelle et de motricité. Elle devait simultanément chercher l’agent Lesage dans le premier humain détecté et l’identifier comme entité à protéger et seule autorité. La sortie de l’état de veille dans lequel Lîle avait plongé la muje pour la durée du voyage était conditionné par ces deux facteurs : un environnement et un humain. Son travail terminé, Lîle avait enclenché le dispositif puis elle avait quitté la pièce qu’on avait transformée momentanément en pôle technologique.
Le lendemain du départ de Lesage vers Calista, la morosité traînait dans les couloirs de la section L. Lefrère, son habituel coéquipier, absorbé dans l’occupation contemplative de son écran d’ordinateur en était la figure la plus désolée. Seul le Patron montrait une certaine nervosité. A la recherche de Lîle, sa précieuse collaboratrice, il ouvrait les portes, les refermait bruyamment, filait vers un bureau, se ravisait, réfléchissait, repartait. Il fit ainsi irruption dans le local technique où Lîle avait opéré les réglages de la gynoïde.
Un robot reste un robot. Son intelligence artificielle lui permet de résoudre toutes sortes de problèmes, d’apprendre même et d’affiner son jugement. Mais que deviennent ses capacités lorsqu’il est confronté à l’absurde ?
Et pour cette gynoïde qui s’éveillait à l’instant, l’absurde était là, dans cet humain, qui contrairement à Lesage n’avait nullement des mensurations d’athlète, dans cet environnement connu. L’analyse de l’environnement et de l’entité humaine amenait à un même ratio de zéro calculé sur des bases contraires : zéro différence d’une part et zéro similitude d’autre part. Si le cerveau artificiel de la muje prenait le problème par l’autre bout, il arrivait à la même impasse : adaptation impossible pour cause d’environnement inchangé et rôle caduc parce que sans objet.
Et ces conclusions ne sont pas du tout acceptables par la logique mathématique à l’œuvre chez une muje. Une muje ne peut pas formuler zéro conclusion, ne peut pas se résoudre à nulle action. Cela provoque une surcharge d’informations contradictoires puis un échauffement des circuits, puis la muje commence à tressaillir, ce sont ses jambes d’abord, puis son tronc qui oscille, se tord dans un angle impossible, pivote par saccades, les bras tétanisés, raides, deviennent de lourds bâtons entraînés par les convulsions désordonnées du torse, le cou enfle, les yeux révulsés se ferment s’ouvrent de plus en plus vite, la tête rejetée en arrière, la muje ouvre la bouche et se prépare à crier, mais aucun son audible ne sort, c’est une gamme d’ultrasons qui pulvérise l’éclairage intégré, c’est alors qu’elle se met en mouvement avec une souplesse retrouvée, sans tenir aucun compte de la topographie des lieux, elle heurte le mobilier, bouscule tables et chaises, ses bras maintenant désarticulés raflent les objets sans distinction de volume ou de poids, les cassent ou les projettent, sa démarche se fait puissante, elle taille son chemin vers le Patron sidéré.
Un robot reste un robot. La seule option possible pour la muje était de modifier son environnement pour le rendre différent d’une part et d’autre part tenter de détruire l’entité à forme humaine inconnue supposée avoir supplanté Lesage. L’agent Lefrère, alerté par le vacarme du saccage du local technique arriva juste à temps pour tirer le Patron hors de portée de la furie et avant qu’elle ne les atteigne, lui délivra une giclée de pacitrons avec son arme de service, ce qui la calma tout de suite.
— La notice de la muje était pourtant claire, Patron : « une extraordinaire vivacité et un tempérament de feu »…
— Taisez-vous Lefrère… Vous ne comprenez donc pas ?
Il n’y avait pas de colère dans sa voix, seulement un immense étonnement devant la réponse inavouable à une question inacceptable : si la muje est ici, alors qui est à bord de la navette avec Lesage ?
Je ne résiste pas au plaisir de te rappeler les trois lois de la robotique d’Asimov :
« Première Loi
Un robot ne peut blesser un être humain ni, par son inaction, permettre qu’un humain soit blessé.
Deuxième Loi
Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi.
Troisième Loi
Un robot doit protéger sa propre existence aussi longtemps qu’une telle protection n’est pas en contradiction avec la Première et/ou la Deuxième Loi.
Manuel de la robotique
58è édition (2058 ap. JC) »
Bien sûr, bien sûr. Mais dans l’autodafé mondial du 20-02-2020, seules les traditions orales ont survécu.
La Muge pète les plombs et l’Ile part en voyage de noce !
Bonne question ! En effet, depuis le début du texte, je me demandais ce que fichait la muje dans le local technique de la section alors qu’elle était supposée être partie avec Lesage vers Calista. Suspense… Il va y avoir encore du grabuge, on dirait.
Je suis revenu au chapitre 11. Et oui, en effet, si on cherche du côté des motivations, Lîle pourrait bien avoir quelques bonnes raisons de saboter une rivale !
Mais je continue à me dire: n’est-ce pas trop facile ? N’y a-t-il pas de la manipulation derrière tout ça ?
Et puis Lîle prendrait-elle le risque d’exposer Lesage à tous les dangers si elle tient tant à lui ? Mais peut-être est-elle très ambivalente: « Je t’aime passionnément, tu m’ignores, meurs donc! Mais je suis au désespoir de te perdre deux fois Haaaa ! C’est sans doute tragique …
Tant d’hypothèses restent possibles !
Hypothèse cornélienne, shakespearienne ou sophoclienne… et la mienne.
Houuu Lààà! Ca sent le roussi, c’est mal barré pour Lesage qui pourtant commençait sa mission avec 747 chances – au moins – dans sa musette … hum ! … pas fait exprès le calembour !
On enchaîne … Faut-il vraiment soupçonner Lîle ? Trop facile ! Lucien semble hors de cause, encore que … c’est peut-être un excellent comédien …
Quoiqu’il en soit, tu nous fais assister à une sacrée crise qui a tout d’une démence fronto-temporale spectaculaire ! C’est une observation très intéressante qui devrait faire référence en psychiatrie des roboïdes.
Lîle aurait-elle programmé la muje en sachant qu’elle s’attaquerait au Patron ? (J’aime beaucoup la description de cette dernière qui part en vrille: on a le son et la lumière !)
Lîle est-elle dans la navette ?
Projette t’elle de s’évader du système en compagnie de Lesage ?
Serait-elle secrètement amoureuse de lui ?
Ou au contraire, veut-elle saboter son voyage ?
Suspens… bien entretenu.
Aucune honte pour moi à avouer que j’avais devant les yeux la magnifique performance de la sublime Margaret Qualley dans la belle pub pour Kenzo World : https://youtu.be/s5KZj-07avw
M’enfin…………
Lîle est vilaine, je crois bien …
Et si c’était une muje aussi ? Genre taupe au service de la dame au turban violet.
Parce que, bon, on n’a plus aucune nouvelle de cette dame …. Et moi, ça me tracasse, c’t’histoire : pourquoi violet ?!!!