Chapitre Deux

— Lesage, dans mon bureau !
— Maintenant ?
— J’ai l’habitude d’attendre ?

 

— Ok, Lefrère, tu gardes ça au chaud et on en reparle après ?
— Pas de problème. Vu que c’est déjà bien brûlant, je devrais y arriver.
— On va pas laisser refroidir, on va pas laisser refroidir…

 

— Vous voulez me voir.
— Pas seulement vous voir, Lesage.
— Me… regarder ?
— Mmh… moi aussi, je vais essayer de vous faire rire. Ecoutez celle-là.

Et là, il va choisir des mots. Quand il aligne son stylo à côté de son sous-main à côté de sa règle à côté de la statuette de Geia, c’est qu’il va prononcer quelque chose d’important. Puis il aspire un peu d’air comme s’il sirotait un café brûlant. C’est parti.

— Le Conseil qui s’est réuni ce matin a diagnostiqué que la Compagnie, sa Compagnie, souffre d’arthrose, Lesage.
— Ça ne m’étonne qu’à moitié avec la moyenne d’âge des Membres qui fait d’eux nos grands-pères à tous…
— Ce bon mot vient du bras gauche de notre Président, le sieur Deloigne. Ils ont dû répéter leur effet parce que le bras droit a souri. Desquin a souri.
— Sûr qu’il a dû s’entraîner.

Maintenant il se lève, le regard balayant la moquette, le dos voûté sous le poids des mots qu’il est en train de peser. Il entreprend de faire lentement le tour de son bureau, d’inspecter un pan de la bibliothèque et d’admirer ses ouvrages, et lâche avec une sorte de lassitude :

— Vous savez à quoi je sers Lesage ?
— Oui Monsieur. Vous êtes notre chef, à toute le section L. Vous nous convoquez dans votre bureau et vous…
— Je vais vous le dire. Je vais au Conseil, j’écoute ce qui s’y dit, puis je redescends ici et je traduis dans un langage que vous comprenez. En articulant bien, c’est-à-dire souvent en vous bottant les fesses, j’en conviens.
— Non, ce n’est…
— L’articulation, Lesage, c’est le mot de l’histoire. Et quand on parle d’arthrose, on dit qu’on souffre des articulations. Vous voyez ?
— Comme vous l’expliquez, ça serait difficile de ne pas voir la fine allusion.
— Je suis à un poste d’articulation, je suis une articulation et on souffre par moi. J’avais tellement chaud en sortant de là que je me suis vu moi, fer rougi sur l’enclume, maintenu avec la plus grande fermeté par la main gauche de notre Président, attendant que s’abatte avec fracas le marteau tenu par sa main droite.
— Vous allez un peu fort, patron. Qu’est-ce qu’ils trouvent à redire dans le fonctionnement de votre service ? Ils vous l’ont dit ?
— Non, rien. Au Conseil, il faut écouter ce qui se dit et entendre ce qui ne se dit pas. Ils ont cité la section H comme étant méritante. Ce qui signifie entre autres banalités qu’ils mériteront de se partager la prime. L’autre section, la nôtre, n’est pas méritante.
— Ce n’est pas dit !
— C’est juste. Et c’est faux. Comme je vous l’ai dit, il faut entendre ce qui ne se dit pas. Citer l’une des 2 sections et pas l’autre a un sens chez ces gens-là. Dont je fais partie, Lesage.

Disant cela, il s’est planté devant moi, les yeux plantés dans les miens, les mains derrière le dos, dans une attitude de défi d’autant plus affirmée que je le domine d’une tête.

— La section H a de bons résultats parce qu’ils ont eu des petites affaires qui se sont réglées rapidement.
— Ne dénigrez pas vos collègues ni leur travail. Il n’y a pas de petites affaires, vous le savez. Il y a des méthodes qui s’emploient là-bas et pas ici.
— Oui, une des composantes de leurs méthodes est de choisir les affaires dont la résolution est estimée rapide. On les voit tous les quatre matins à la Bourse s’inscrire pour les cas de niveau 1 ou 2, 3 maximum et rarement.
— Il faut bien que ces affaires, petites comme vous dites, pas très intéressantes pour des professionnels comme vous peut-être, soient aussi traitées. La section H fait le boulot, un bon boulot. Ça se voit, ça se sait, ça se dit.
— Et donc ? Il faut se précipiter pour rafler avant eux les bas niveaux ? C’est ça le message ? Je vous préviens qu’on n’a pas beaucoup le temps de traîner dans les couloirs de la Bourse.
— Qui vous parle de course aux affaires ? J’ai une autre idée.

Il repart, vivement cette fois se positionner derrière son bureau. Avoir une idée est pour lui le début d’une aventure palpitante. Le buste droit, les mains posées à plat sur son sous-main dans un claquement gras, le regard embrassant toute la pièce, il est passé d’un comportement pondéré à un comportement quasi puéril.

Evidemment qu’il avait déjà en tête son idée quand je rentrais dans son bureau. La lassitude, les silences méditatifs, les pas mesurés, toute cette mise en scène n’était destinée qu’à donner un écrin à la présentation de son projet.

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