Ce matin là je décidais de me préparer une petite salade de bonnes grosses tomates, rouges, juteuses et parfumées, de mon petit jardin. Oh, ce parfum, ce goût !

Et délaissant mon bureau climatisé en panne, d’aller un peu avant midi, déguster ce simple plat d’été dans le parc voisin au petit vent frais pour rassurer.

Un jardin public aux parterres si bien et originalement fleuris – bravo les filles et gars des espaces verts  ! – aux arbres si grandioses – des tilleuls – mais néanmoins légers et frétillants.

Il y a même un bassin en forme de… mogette, avec jet d’eau à hauteur et puissance variables. Certes, il est quasi ensablé grâce aux jeux de lancer de terre et de pierres des enfants, faute pour eux d’y pouvoir patauger, mais il est là à glouglouter irrégulièrement, brumisant l’espace environnant.

Je sais que trône une unique table de pique-nique, en faux bois plastifié, à mi-ombre, au milieu d’une pelouse légèrement arborée, et pour l’instant plus que clairsemée, desséchée, brûlée, carrément miteuse.

De loin, alors que je rentre dans le parc, je l’aperçois cette solitaire, encore libre, et je m’en réjouis.

Une seule, oui ! Il fut un temps où il y en avait deux. Deux, pour toute la ville, quel luxe, quelle aubaine !

Puis, et ce qui détériore rapidement mon enthousiasme, la cause de la disparition de la table jumelle, me flatte les tympans : une piste de skate sur laquelle des adolescents s’essayent à des figures plus ou moins risquées, crient de joie ou de déception selon la réussite ou la chute. Aïe !

Quasiment en face, une zone de jeux habituels pour les tout petits ; des cris d’enfants, oui, dignes de ceux d’une cours de récréation de maternelle, stridents, mais aussi d’adultes qui appellent, qui réprimandent ou consolent ceux-là qui se chamaillent et se poussent et chutent et pleurent.

Bruits de toute part, bruits qui suffisent à couvrir les bruissements agréables des feuillages de tilleul, les chants et gazouillis des quelques oiseaux urbains, les bourdonnements des insectes butinant les fleurs des parterres magnifiques, le bruit de l’eau qui s’élève et tombe. Dommage !

Je fais fi de ces imperfections sonores – car c’est la vie d’un lieu public qui s’active, et, avantage des durs de la feuille, je peux couper mes oreilles artificielles pour feutrer ces cris, rires et crissements de roulettes – et m’approche du lieu à conquérir. Je dis bien à conquérir car déjà d’autres avancent à bon pas vers cette table solitaire.

Pas de précipitation toutefois, car il faut faire attention où je pose les pieds : plus je suis proche de la table et plus je dois éviter les détritus variés qui jonchent la pelouse pelée. Inévitables canettes de bière fadasse ou de boissons énergisantes, multitudes de papier d’emballage de sandwiches variés ou barquettes de salades « diététiques » ou de frites caloriques, pluie de mégots avec ou sans filtre cartonné, flopées de mouchoirs en papier, etc…

Bon, rien de bien répugnant et malodorant, mais quand même !

Je passe sur ce nouveau désagrément, me disant que cela aurait pu être pire sans l’efficacité supposée des distributeurs de dogmerdbags, et, c’est en salivant à l’idée de que je vais déguster bientôt ma préparation fraîche du matin, que j’arrive enfin au lieu tant convoité.

J’y suis donc ! Je réprime un petit mouvement de recul en voyant l’état de cette table espérée, et de ses deux bancs attenants. J’hésite à m’asseoir, à sortir ma gamelle et à m’installer pour passer un « bon » moment, la fourchette dans une main, le bouquin dans l’autre.

Finalement la curiosité l’emporte et, en vérifiant que le banc le plus propre n’est pas aussi gras et collant de sucre que la table – ça nuit à la santé, vous savez – je pose mon postérieur (mais quelle idée aussi de mettre une petite jupe blanche en cette fournaise estivale !) sur les planches aux graffitis, aux gribouillis variés et, pour jeter un coup d’oeil, s’il n’est intéressé au moins curieux, à ceux qui se chevauchent et s’entremêlent sur la table et les sièges : des coeurs évidemment, transpercés de flèche ou non, – qui ne l’a pas fait à un stade romantique de son adolescence – des diables cornus aux queues démesurées, des sexes stylisés ou/et simplifiés, et autres dessins suggestifs ; le tout dans un concert de prénoms et de mots doux « je t’aime », d’injonctions « tire-toi d’là », « bouge-ton cul », une débauche de fleurettes et feuilles ciselées de cannabis, très réussies d’ailleurs, et de traits et de figures indéfinissables.

Un panel très instructif quant aux préoccupations et ennuis des… ado je suppose.

L’endroit lui-même, au-delà de ces 6 ou 7 mètres fatidiques autour de cette table rare, était attrayant et si l’ouïe et la vue étaient mises à l’épreuve, mes papilles gustatives étaient heureuses par avance et je respirais la verdure, la « nature urbaine » sous la caresse douce et bienvenue du vent que, lui, rien de l’activité humaine ne peut arrêter. Quelques allers et venues de chercheurs – peut-être déçus eux aussi – de tranquillité méridienne.

Je ne suis pas difficile et je m’y sens plutôt bien dans cet endroit. Il me permet de déjeuner hors des murs de mon lieu de travail, hors de cette cafétéria bondée de personnes – sympa par ailleurs pour la plupart – , de ragots, de colères, de blablatages infinis. Bref, de faire juste une petite coupure.

J’ouvre alors enfin ma boite à tomates assaisonnées d’un filet d’huile d’olive et de quelques brins de menthe, j’empoigne ma fourchette, retrouve la page à laquelle j’avais hier soir laissé mon roman et…

Et là ma volonté et mon appétit vacillent…

Dans ce parc d’une surface proche des 3000 m², à moins de 2 m de l’unique lieu où l’on peut déjeuner assis « confortablement » et poser sa gamelle à l’horizontale, une personne âgée passe tirée par son chien plus que le tenant en laisse, un gros toutou qui s’appelle sûrement « il est pas méchant vous savez ». Si elle ne faisait que passer encore, même en frôlant la table ! Non, elle s’arrête sous l’ordre impératif du clébard de 50 kg qui dépose alors sous mon nez et mes yeux, tout sereinement, un étron de masse proportionnelle à sa propre taille, sans que le maître ne s’en offusque le moins du monde, ou fasse mine de le tirer un peu plus loin. Non ! Il me sourit même, d’une façon que je ne saurais interpréter. Je souris en retour, par politesse, en essayant de calmer mon odorat agressé et mon envie de râler, en espérant que le quidam a repéré la doggybagàmerdebox de proximité en passant devant il y a quelques minutes…

Non encore ! Il continue son chemin sitôt que le chien a fini son affaire, lui flattant le dessus de la tête – oh le bon toutou que voilà – et laissant le parfum des fleurs s’estomper, disparaître derrière eux…

Je baisse alors les bras et je remballe mon déjeuner, mon livre et au pas de charge je retourne au travail le ventre et l’esprit insatisfaits ; trop, c’est trop !

Mais aussi, a-t-on idée de vouloir trouver un petit coin pépère dans un lieu public, hein ?

(Toute ressemblance avec une ville, un jardin public, une table de pique-nique éventuellement connus des lecteurs n’est pas du tout fortuite).

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