
Le Castor passe une dernière fois en revue l’agencement de son barrage, et sort au soleil qui le fait cligner des yeux et froncer son petit nez de cuir. Il fait chaud aujourd’hui, et la route va être agréable. Il n’a pas oublié de fermer l’eau, en arrangeant quelques branchages aux endroits stratégiques, et il laisse sa clef sous le pélargonium touffu qui pousse sur la rive. Sa vieille mais élégante voiture, une Fiat « Diva », l’attend pour l’emmener voir une jolie castorette qui habite bien loin de chez lui, à plusieurs centaines de kilomètres.
Le Castor, c’est moi, votre narrateur, et la jolie petite, c’est mon enfant adorée, le bonheur de mon existence, le tulle gras de mes brû… mais j’anticipe, là.
Je monte dans mon véhicule et m’installe confortablement, en déployant soigneusement mon appendice caudal le long du dossier. Une queue de castor n’est guère pratique dans une auto, et je maudis au passage le bon à rien d’écrivain qui a choisi, on se demande au nom de quoi, cet animal pour avatar.
Sur la grande autoroute, au maximum de la vitesse autorisée, la Diva donne de la voix, et fait entendre son mélodieux contralto. Je n’ai pas encore besoin de carburant, aussi ai-je laissé passer l’aire d’Utral-Halat et sa station-service. Une autre aire, pause-pipi only, celle-là, apparaît à quelques centaines de mètres.
Et soudain, c’est l’apocalypse.
Le contralto s’est brusquement mué en alto-bouffe, du genre qui a avalé de travers et vous régurgite tout dans une gerbe explosive. Un BAOOM terrible, et une épaisse fumée jaillit de sous le capot. En deux secondes, mon petit intérieur douillet s’est transformé en un sauna dément. Un fog brûlant fuse de sous le tableau de bord, tellement dense qu’il m’interdit toute visibilité, malgré les deux vitres latérales baissées. Ma patte arrière droite écrase aussitôt la pédale du milieu, mais un torrent d’eau bouillante déferle droit dessus ! Rupture de la durite du système de refroidissement, que des ingénieurs facétieux ont cru malin de placer directement au-dessus de la commande de freinage, pour des cascades – dans les deux sens du terme – réussies.
A 130 kilomètres à l’heure, pas question de lâcher les freins.
Outch outch outch outch. Du castor au court-bouillon, gentes Dames et hardis Messieurs. Manque plus que la sauce aux câpres. Généralement, c’est la raie qu’on prépare avec ça, et Dieu merci, l’aspersion s’est arrêtée sous les genoux. Un choc sourd, une brève sensation de vol plané (les véhicules de marque Fiat ne planent en effet que brièvement), et l’arrêt définitif, un peu rude.
— Nous venons d’atterrir sur l’aire d’Heureux-Pot, la température au sol est de 27 degrés Celsius, ce qui contraste avec celle de l’habitacle à 60… Couvrez-vous bien, et attention à la marche en descendant.
Je coupe le contact, avant que le reste du bouzin ne me pète à la …
… la vapeur et la fumée se sont dissipées. Par le pare-brise, seul le ciel apparaît. Ma parole, cette vieille trapanelle a vraiment décollé. En ouvrant la portière, je vois qu’il y a un mètre de dénivelé, et qu’il faut que je saute. Vite, ôter les baskets qui continuent de bouillonner et de fumer…
Je me suis éloigné de quelques pas, chaussures et trottinantes dégoulinantes à la main, et je contemple la scène, médusé. A cheval sur le rail bordant la route, la Diva laisse baller ses petites roues dans le vide. Détail marrant : j’ai serré le frein à main, avant de descendre. L’ensemble clignotant avant droit pendouille au bout d’un long câble, ainsi que diverses choses, sous l’avant de la voiture, qui ne devraient pas normalement pendouiller. Avec les liquides qui finissent de s’écouler, l’ensemble évoque un tableau de chasse, le gros animal étripaillé rendant l’âme dans de douloureux soupirs.
L’intersection de l’autoroute et de la voie menant à l’aire est matérialisée par une glissière de sécurité en forme de coin, un « V » à l’angle très aigu. L’appellation « de sécurité » est d’ailleurs carrément usurpée à cet endroit précis, puisque les malheureux qui n’ont pas d’idée bien définie sur la direction à prendre viennent s’y empaler sans rémission. C’est exactement ce qui me serait arrivé si un grand panneau de signalisation en plastique placé plusieurs mètres avant le rail n’avait servi de tremplin, afin que l’auto s’y pose avec la grâce d’une bouse sur un fer en U.
Ma patte (arrière) droite a pris une jolie teinte rose tyrien, ça clignote douloureusement, et il devient absolument urgent que je fasse quelque chose. J’hésite entre hululer à la lune, mais je ne peux pas attendre que la nuit tombe, entamer une danse de la pluie, ce à quoi mon pied se refuse catégoriquement, et me diriger vers les toilettes où je vois, d’ici, une petite fontaine.
Vingt mètres de clopinades plus tard, ce qui reste de ma guibolle trempouille dans le petit bac, l’eau fraîche l’inonde, et je pense, avec un rictus extasié, que je vais passer les deux prochaines décennies là, et peut-être même m’y construire un barrage, un vrai gros barrage de castor avec sa rétention d’eau pour la macération des papattes. Avec l’écriteau : ne pas déranger avant la prochaine fonte des neiges, merci. Au loin, à la sortie de l’aire, la borne d’urgence orange me rappelle qu’il va me falloir affronter le bruit de la circulation et l’incompréhension de l’interlocuteur pour donner l’alerte. Pour avoir déjà pratiqué ces foutus téléphones d’autoroute, je sais qu’ils sont redoutables, et de facto, je redoute l’épreuve.
A mon grand soulagement, une camionnette de la sécurité autoroutière s’est arrêtée derrière la Diva empalée (ou empilée), et un jeune homme en descend. Il est arrivé drôlement vite. Probablement la bonne odeur de castor bouilli au glycol qui l’a attiré… A regret, je renonce à emmener le robinet avec moi, et vais à sa rencontre pieds nus, avec la désagréable impression de laisser dans mon sillage des empreintes d’herbe roussie et fumante.
Il est rigolard, le gars :
– Alors, on n’a pas su se décider pour la gauche ou la droite ? Mais pourquoi choisir le milieu ?
Je lui réponds d’un air morne qu’on passe son temps à prendre des décisions qu’on finit la plupart du temps par regretter. La discussion est partie sur un ton léger, ça me va, c’est mon terrain. Nous échangeons encore quelques idioties, jusqu’à ce que les gendarmes pointent leur nez. Ils vont être plus difficiles à dérider, ceux-là. En tout cas, ils n’auront pas à me cuisiner, c’est déjà fait, du moins pour le bas du corps.
Le gendarme-en-chef, très courtois, écoute mes explications. Le mot explosion lui fait dresser l’oreille, mais je m’empresse de le convaincre que la sécurité nationale n’est pas en danger, et que jusqu’ici, je n’ai fait exploser que des radars. Avec la vitesse. Il n’a pas souri. Il faudra que je le tienne à l’œil, celui-là. Quoi qu’il en soit, il constate que je suis un castor sérieux, malgré tout, et m’épargne l’alcootest. Plus touchant, il insiste, malgré ma réticence, pour appeler les pompiers, mes brûlures l’inquiétant visiblement. Après tout, s’ils ont quelque chose pour éteindre ce genre de feu…
Voyons… tout le monde est là ? Véhicules jaune, bleu, rouge, et un autre muni d’un treuil : sécurité de l’autoroute, keufs, pompiers, garagiste-dépanneur. Sans oublier le fauteur de troubles à l’origine de cette remarquable manifestation. Il ne manque plus que la Garde Républicaine et le stand de saucisses-merguez. Une fête conviviale et riche en émotions, qu’on pourra finement baptiser : « Castor et factions », si vous voulez bien me pardonner cette ultime imbécillité.
Ce n’est qu’après avoir quitté l’autoroute dans ma grande voiture rouge, sanglé sur mon brancard, et les ripatons régulièrement arrosés à l’eau fraîche par un pompier attentionné, que je réalise que je n’ai pas acquitté le péage.
Vouai !!! Tu t’en tires à bon compte ! Et il a pas levé un sourcil le gendarme en te voyant partir sans payer le péage ?
« Castor et faction » m’a achevé ! 🤣🤣🤣
C’est la faute des pompiers, ils m’ont exfiltré sans me laisser le temps de sortir ma carte bleue ^^
Et avouons que les pieds torréfiés, ça n’arrive pas à la cheville des pieds panés 😁
Bon, un pied bouilli et une caisse qui fait des glissades sans savon, tu t’en sors bien !
Mon Dieu, que ne faut-il pas faire pour distraire le lecteur. De l’art de tourner les catas à son avantage, c’est futé et pardon… très drôle !
… mais dangereux… prends le train la prochaine fois !
Merci, Anne ♥
Sinon, j’ai pris le train pendant très longtemps, mais il ne m’est rien arrivé de marrant, si on excepte le fait que je le loupais pratiquement à chaque fois et que je devais prendre le suivant. J’ai une gestion pathologique du temps qui passe et de la notion de retard ^^
Ah c’est l’exemple-même de la…déconfiture :-(((…pas de bol dans le bol mais quand-même du bol ça aurait pu être encore plus…cuisant :-(((
J’espère que la patte a bien guéri, sans séquelles au moins?
Peut-on rire de tout?
J’estime avoir eu beaucoup de bol dans ce crash qui aurait pu me coûter la vie. Un petit ange est intervenu plusieurs fois ^^. D’ailleurs il m’a prêté ses ailes un court instant pour faire s’envoler la Diva !
Je ne sais pas si on peut rire de tout, mais je recommande instamment de rigoler de cette aventure débile ! Le rire est salutaire.
Sinon, rien de plus grave que des brûlures au second degré sur les deux pattes arrières, et aucune séquelle psychiatrique, malgré ce que des mauvaises langues – les viles ! – pourraient contester ^^
Pardon …. J’ai ri !! Et ce d’autant plus que, généralement, j’en pince particulièrement pour les castors transformés en homard, surtout si la raie est sauve. Par contre, j’ai un doute sur la cuisson, c’est bleu, ça, non ? Ou à l’étuvée ? A moins que l’étouffée ….
En tous cas, tu n’as pas précisé de combien de kilomètres d’embouteillage tu as été responsable. Faut dire qu’une Diva langoureusement perchée, offerte au beau soleil de l’été, c’est pas tous les jours non plus.
Fiat lux …
La cuisson, c’est ça, oui : bleu, à l’étuvée ET à l’étouffée.
Hélas, la Diva n’a pas attiré les foules d’automobilistes, malgré ses splendides quartiers arrières exposés à la vue de toutes et de (surtout) tous. La circulation était fluide, et il n’y a pas eu d’émeutes de fans.
Mon grand regret dans cette affaire, c’est d’avoir sauté de la Diva sans prendre mon appareil photo pour immortaliser son exploit.
Épique et pic et collegram !
Tu t’en sors bien et tu te narres bien aussi…
Reste à demander à oncle Tonio de t’en faire une BD …😉
Haha Onc’Tonio a d’autres chaouchs à fouetter ^^
Merci, Gibb.
Ben dis donc, en effet, ça aurait été assez fantaisiste d’imaginer une histoire pareille, c’est plus du registre de la BD… La bagnole a moitié explosée encastrée dans le panneau ( si j’ai bien compris, pas sûr !!!) Et toi qui saute avec le pied fumant… Très visuel. C’est le passage qui m’a fait marrer, mais pour le reste, j’étais trop flippée pour toi pour pouvoir vraiment rigoler, aïe !!!!!
Finalement, t’as eu de la chance dans ton malheur de ne pas exploser carrément avec la voiture.
T’en n’as pas trop souvent des aventures comme ça j’espère, marrant à raconter, mais longtemps après !
En fait, la voiture ne s’est pas encastrée dans le panneau, elle l’a utilisé à pleine vitesse comme un tremplin, ce qui l’a projetée sur le rail de sécurité où elle est restée « à cheval ». Je n’ai rien vu de tout ça sur le moment, aveuglé que j’étais par la vapeur et la fumée. Le fameux panneau vert et blanc (qui a pris cher quand même ^^) était comme celui-ci, que j’ai glané sur internet :

Ah oui, je vois. Épique quand même comme situation !
Ô mon Castor, rassure-moi, ce n’est pas autobiographique cette histoire, hein ? Si ? Quelle horreur !
En tout cas, avec cette façon dont tu racontes ta cuisson et ta souffrance, l’autodérision, tu arrives à faire rire, non, sourire plutôt car on peut culpabiliser de rire du malheur d’autrui.
Ma Cécile, tout ce qui est décrit ici est l’absolue expression de la vérité. Cette galère idiote m’est vraiment arrivée à Nemours en 2011, je crois, alors que je me rendais chez ma fille depuis Paris . C’est elle qui a fait plus de 300 km pour venir me récupérer à l’hôpital.
Et si je l’ai écrite, c’est pour qu’on en rigole, hein, alors tu es priée de rigoler ^^. Si on ne rit pas de ça, de quoi va-t-on rire ?
🤣🤣🤣
mais quand même, ça fait mal pour toi !