A cette époque-là, pour rentrer chez moi le soir, je devais emprunter un carrefour super mal fichu et systématiquement embouteillé.

J’ai essayé la capture d’écran de Google Earth plutôt que d’expliquer, mais finalement, ce n’est peut-être pas nécessaire. Je suis sûre que vous me croirez sur parole : cet endroit est un absolu bordel … Plusieurs axes qui arrivent sur un rond-point qui lui-même donne sur un feu, lequel qui débouche sur la RN10, elle-même souvent à l’arrêt. Ouais ….

Le but du jeu était donc pour moi d’arriver le plus vite possible sur la Nationale 10, sans accrocher quelqu’un au passage, et tout sachant que tout le monde avait évidemment le même objectif que moi : rentrer au plus vite dans son nid …

 

Mais, hé hé ! Petite futée que je suis, j’avais repéré que si je faisais semblant d’aller m’acheter des chaussures au magasin sur la droite, je pouvais traverser le parking et me ré-engouffrer dans le carrefour un peu plus loin (à la fin du rond-point), là où les voitures étaient certes déjà arrêtées au feu mais dans l’axe (vous suivez ?), et où donc je pouvais me faufiler assez facilement.

 

Ce soir-là ….

(Ouf, enfin, elle y vient à son histoire …)

ET BIEN NON ! JUSTEMENT ! Ce n’était pas un soir !

Je vous parle d’un temps où la 40ème heure se cumulait avec amour chaque semaine pour s’octroyer une après-midi de bonheur mensuelle. Car c’était juste après que François Mitterrand ait permis au petit peuple de France de ne travailler que 39 h et même, luxe suprême, de bénéficier d’une cinquième semaine de congés payés. Quel homme !

Non mais sans rire … On peut me rétorquer Bousquet, trahisons, mensonges éhontés, deuxième mandat foireux, vie cachée … N’empêche, moi, cet homme-là, il me subjuguait : cet humour cinglant, cette ironie hargneuse, cette intelligence supérieure, ce répondant vif et mordant, à la limite du mépris parfois, ce regard pétillant d’aigle aux aguets ! Et puis l’abolition de la peine de mort à une époque où l’opinion publique y était majoritairement favorable, la retraite à 60 ans, etc. … Ah oui ! Tonton, c’était mon idole …

 

Bref. Il n’était donc que 14h –peut-être 14h30, on ne va pas chipoter- lorsque je m’engageais guillerette vers le chemin de ma maison. Ce devait être un de ces jours du mois d’avril où le printemps jaillit de toutes parts, même du bitume : il faisait un temps magnifique et la radio de ma guimbarde chantait à tue-tête. Tout cela ressemblait bien à du bonheur, ou je ne sais plus comment je m’appelle … Par une habitude idiote car absolument inutile à cette heure-là, je bifurquais allègrement vers mon magasin de chaussures pour reprendre ensuite le carrefour sus-décrit.

C’était idiot, vraiment, car il n’y avait personne sur la route …

 

Ce vide m’a certes un peu surprise quand j’ai débouché sur la Nationale par le côté, mais j’ai surtout vu sur ma gauche le feu qui, en plus (décidément, un bonheur n’arrive jamais seul), affichait un beau vert étincelant sous le soleil radieux de cette journée de printemps  (recomptez si vous voulez, mais normalement, ça doit faire un alexandrin).

Alors moi kesske j’fais, hein ? Ben, je fonce pardi !! Attends … Un carrefour vide, un feu vert, la chanson dans la radio, la liberté, le printemps … Alors forcément ! hein ?

 

Et c’est à ce moment-là, à ce moment-là seulement, que les évènements se sont enchaînés, et à ce moment-là aussi que je me suis subitement souvenue des infos entendues le matin à la radio, et des militaires en mitraillette vus, à l’aller, sur tous les ponts du trajet.

Notez aussi que je n’ai pas eu le temps de trop réfléchir.

En fait, pour être honnête, les choses, dans ces cas-là, se passent très vite : j’ai TOUT compris simultanément, TOUT vu en un clin d’œil, y compris le barrage routier situé sur l’axe par lequel j’étais censée arriver (ouep mais ils n’avaient pas pensé au magasin de chaussures, EUX ….)

 

Bref, je me suis retrouvée un peu trop rapidement sur la Nationale, -trop vite en tous cas pour freiner- et instantanément encadrée par 4 motards de la gendarmerie –pas très souriants, en plus- qui, ne pouvant me faire dégager, vu qu’il y a là plusieurs kilomètres de rails de sécurité de part et d’autre de la route, me faisaient signe de rouler plus vite … ben oui, mais moi, je ne pouvais pas avec ma charrette ! Alors je leur montrais avec désespoir mon compteur de vitesse, signifiant ainsi ma bonne volonté absolue de franchir en leur compagnie tous les records d’excès de vitesse, mais que malheureusement ben … Non, vraiment, je vous assure, messieurs, j’aurais adoré pourtant. Vraiment …

 

Et tout ça pourquoi ?

Ça aussi, je l’ai vu simultanément, en même temps que le barrage et les motards : derrière ma guimbarde toute pourrie, JUSTE derrière, …. le convoi présidentiel arrivant à pleine vitesse …. Vous savez, avec les petits drapeaux bleu, blanc, rouge de chaque côté de la belle voiture noire ?

Putain ! merde … j’ai fait piler Tonton ! Mes respects, monsieur le Président … J’ai beaucoup d’admiration pour vous, monsieur le Président …

« ‘bécile » qu’il devait se dire, façon Guignols …. Ou peut-être que je l’ai fait rire un peu, ou qu’il était en colère contre son service d’ordre, ou qu’il a juste levé un sourcil hautain, ou j’sais pas …

En même temps que je roulais à fond de ma caisse, je cherchais bien à l’apercevoir un peu. Au moins pour savoir s’il faisait la gueule ou pas … Mais on ne voit rien à travers ces saloperies de vitres teintées ! Bon, faut dire aussi qu’ils avaient immédiatement remis quelques distances « de sécurité » entre lui et moi, et que ça n’aide pas non plus.

 

La honte, le fun, l’exaltation, tout mélangé …

Quelques kilomètres grisants à jamais marqués dans ma mémoire : ils m’ont lâchée à la première sortie possible (on a fait à peu près 15 bornes comme ça). Monsieur Mitterrand a continué sa route vers Paris, et moi vers ma banlieue …

C’est vrai, … je me souvenais très bien à présent de la visite de ce chef d’état étranger (je ne sais plus lequel par contre), hébergé au Château de Rambouillet. Monsieur le Président avait donc accompagné son hôte de choix dans sa résidence, et s’en revenait en toute simplicité dans la sienne. Et moi aussi.

 

Mes respects, Monsieur le Président.

 

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