Il ne sait pas pourquoi, mais notre Hector ressent très fort au fond de lui, que ce printemps-là, c’est le bon ! Peut-être que le beau temps qui s’est installé depuis une bonne semaine n’est pas étranger à ce regain d’optimisme. Néanmoins, il redouble de prudence depuis qu’il a aperçu la toute première hirondelle, il y a de cela deux jours. A travers ses arabesques dessinées dans un ciel d’azur, la petite africaine à mi-temps est venue l’interpeller.

Oui, l’hiver s’apprête à repartir la queue basse vers sa niche ; ce qui signifie que l’autre emplumé ne va certainement pas tarder à effectuer son retour tonitruant. Aussi, Hector ne quitte-t-il plus la compagnie de son porte-monnaie qui est devenu pour lui une sorte de gri-gri. Il est persuadé que s’il s’en sépare, immanquablement, le chanteur embusqué en profitera pour claironner une victoire supplémentaire, et l’humilier lui, Hector, une nouvelle fois. Alors Hector fait pour ainsi dire corps avec son porte-monnaie ; il le conserve du matin au soir, dans l’une de ses grosses paluches, allant parfois jusqu’à le placer entre ses dents quand il doit impérativement se servir de ses deux mains. Allez donc bêcher le moindre carré de potager à l’aide d’une seule main ! Pas gagné, n’est-ce pas ?… Hector prend alors l’allure d’une sorte de pirate de pacotille qui avant de monter à l’abordage, aurait troqué son couteau pour un gousset.

C’est sûr, les gens le trouveraient ridicule s’ils le voyaient s’embarrasser de son porte-monnaie d’une manière aussi compulsive. Il a bien conscience que sa stratégie à force de bizarrerie, est en train de basculer dans une douce folie. Mais il s’en contrefiche. Ses priorités ne résident pas dans l’apparence. Il sait que le ridicule ne tue plus personne depuis bien longtemps. La longévité des politicards de tous bords le démontre à merveille. Et puis de toute façon, des gens – à part Monique – il n’en voit guère, alors !…

Ces pensées-là l’effleurent tandis qu’il nettoie ses outils, après avoir fini de préparer son terrain afin de repiquer ses plants de laitue. Il est content de lui, le gars Hector. Il a trimé tout l’après-midi sous un soleil plutôt chaud pour la saison, et le résultat est là. Avec ses carrés parfaitement délimités, son potager est fin prêt. Les mauvaises herbes ont été éradiquées à coups de binette. Ses fraisiers paillés de frais. Il est agencé au cordeau, son potager. L’ensemble est presque aussi élégant qu’un jardin dessiné par Le Nôtre…

Hector n’a pas ménagé sa peine. Il est fourbu, et se dit qu’une bonne douche lui fera le plus grand bien. Il sent déjà le plaisir procuré par l’eau chaude chutant sur ses épaules. Ensuite, le dos reposé, tranquillement, il lira son journal en attendant l’heure de la soupe. C’est en sifflotant que notre jardinier ôte ses vêtements de travailleur, et les dépose à la porte de la salle de bains. Pas la peine de souiller le carrelage avec la moindre trace de terre. Car ce n’est pas parce que l’on se revendique authentiquement rural que l’on doit se comporter comme un goret !

L’eau qui ruisselle sur sa peau le revigore. Elle gomme la fatigue, efface les courbatures, transforme tous ces menus tracas de jardinier en bien-être. Au sortir de la douche, Hector se sent un autre homme. Il ne se sèche pas tout de suite. Il profite de l’instant. Les moments où il peut rester sans rien faire, tout nu et bien au chaud, ne sont pas si fréquents il est vrai.

Il laisse encore les dernières gouttes dévaler sur son épiderme, avant de s’enrouler dans sa serviette. Propre comme un sou neuf, il fredonne bientôt une chansonnette accentuant encore sa bonne humeur. Ah, le bonheur tient parfois à bien peu de choses !… Afin de dissiper la buée accumulée dans sa salle de bains, Hector en ouvre la fenêtre. Les mains posées sur son rebord, il respire l’air frais de ce tout début de soirée. Il dilate ses narines, comme s’il souhaitait emmagasiner de l’arôme printanier jusqu’au fond de ses poumons. C’est à de petits détails semblables que l’on peut mesurer sa chance de résider à la campagne. Ce cocktail subtil de brise tiède, d’effluves de terre fraîchement retournée et de divers parfums floraux redonnerait le moral à une armada de déprimés. Et puis, les sons aussi sont de la partie. Ce petit vent tout doux qui bruisse dans la haie voisine, ces cloches qui tintent au loin,… et cette cochonnerie de coucou qui vient de lâcher ses deux syllabes assassines !…

Encore et toujours le coucou ! Comme si l’oiseau le guettait, lui, l’infortuné Hector, pour mieux se payer sa tête à la moindre occasion !… Et ça ne le fait pas rire ! Aujourd’hui, notre homme se sent réfractaire à toute forme d’humour. Il se dit que ce n’est pas possible, une telle répétition d’échecs ! Mais sacrebleu, qu’a-t-il a donc fait pour mériter ce châtiment ?!…

Il dénoue sa serviette, fébrile, comme s’il espérait y dénicher quelque poche secrète dans laquelle il aurait dissimulé son porte-monnaie fétiche, laissé bien sûr avec ses vêtements, derrière la porte de la salle de bains. Sans surprise, sa nudité ne lui apporte aucun réconfort. Se retrouver dans le plus simple appareil ne fait que le plonger davantage dans le dénuement le plus total. Une fois encore, il lui faut se rendre à l’évidence : le coucou a emporté la partie.

En laissant échapper un soupir d’abattement sans borne, Hector ne peut s’empêcher de porter son regard sur ses attributs. En d’autres temps, leur nom de « bourses » l’aurait fait ricaner. Mais comme ces petites choses ridicules ne cachent aucune fortune, il est à deux doigts de pleurer, le père Hector. Il s’assoit lourdement sur la cuvette des toilettes, entend encore deux ou trois coucous triomphants vociférés par l’autre planqué à plumes avant de se ressaisir.

Non, il ne s’avouera pas vaincu. Jamais il n’admettra sa défaite devant cette foutue bestiole. Solennel tel un général devant un microphone londonien, Hector se jure qu’il consacrera toute son énergie à vaincre l’adversité incarnée par son ennemi invisible. A partir d’aujourd’hui, c’est décidé, Hector affrontera par tous les moyens possibles les facéties du coucou. Il dispose d’un an pour élaborer la stratégie adéquate, une année pour fourbir la parade aux insupportables moqueries du volatile, douze mois pour préparer sa revanche.

Le voilà gonflé à bloc le gars Hector ! Un roc. Et pour que ce soit bien clair pour tout le monde, et tout particulièrement pour la bestiole qui préfère rester à couvert, il crache sur le carrelage. Il essuiera plus tard… Pour l’instant, le jet de salive hectorienne vaut tous les serments et tous les engagements irrévocables…

 

Les jours rallongent. Les matins de gel se font anecdotiques. Des tiges timorées sortent de terre annonçant les fleurs de demain. En quête de la villégiature idéale, les couples de mésanges charbonnières inspectent les cavités les plus improbables. Après s’être enfouies tout l’hiver sous un isolant de feuilles mortes, les coccinelles affluent à la lumière.

Hector non plus n’est pas en reste, lui aussi verse dans le regain d’activité. Il s’adonne à des travaux de couture. Un observateur distrait pourrait croire qu’il reprise l’un de ses fonds de culotte, l’un de ses vieux bleus avec lesquels il se promène trois cent soixante-cinq jours par an à travers tout le canton. Quelqu’un de plus attentif ne manquerait pas d’être surpris par le non-conformisme de la reprise pratiquée. Hector est en effet en train de coudre une poche sur l’intérieur de son pantalon. Ce qui la rendra à la fois invisible et inaccessible de l’extérieur. Quiconque ne serait pas au fait des démêlés d’Hector avec le vulgaire coucou gris, prendrait le bonhomme pour un original. Le témoin rompu, et le cas échéant compatissant aux déboires d’Hector, y trouverait néanmoins comme un air de parade pertinente.

  • Ah, tu vas voir mon gars, si tu vas encore te payer ma fiole cette année ! Maintenant, c’est fini le pauvre Hector aux poches vides !

A part s’inoculer des louis d’or sous la peau, Hector ne pouvait guère faire mieux que cette greffe vestimentaire. La poche additionnelle n’attend plus que son stock de monnaie pour ressembler à une tirelire ambulante. Il est certain qu’il vaudrait mieux pour Hector qu’il anticipe suffisamment ses achats, faute de quoi il pourrait bien être amené à se déculotter dans l’épicerie du village, ou pire devant Monique. Ils ont beau se connaître depuis longtemps, il n’est pas certain que la boulangère goûterait cette marque de familiarité.

Le voici fin prêt. Sa botte secrète est achevée. Ne reste plus qu’à attendre le facétieux protagoniste pour pousser le cri de triomphe retenu depuis si longtemps.Hector se dit que lui aussi va bientôt se mettre à hurler « coucou, coucou ! » dans tout le marais, lorsqu’il aura enfin conjuré le sort. Dans quelques semaines au plus, il aura rabattu son caquet à l’autre émigrant à plumes. Cette fichue volaille l’obsède tellement qu’il en rêve parfois. Il en voit des milliers qui ricanent en l’observant. Une nuit, l’oiseau tenait même une pièce brillante dans son bec ; il la lâchait comme le corbeau de la fable laissait choir son fromage, et lui Hector, s’efforçait de la rattraper sans jamais y parvenir. Cette fois-là, il s’était réveillé en nage, et n’était pas parvenu à retrouver le sommeil…

Le pire, c’est la quasi-invisibilité de la bestiole. Si Hector parvenait à l’apercevoir, il pourrait prendre ses précautions. Ne serait-ce que se boucher les oreilles avant que ne retentisse le cri fatidique. Certes, tricher ne serait guère élégant de sa part, mais l’oiseau lui mène tellement la vie dure que tous les coups pourraient être permis. C’est ça, Hector se dit que cet oiseau n’est pas franc. Il n’y a qu’à se rappeler son sens aigu de l’amour parental pour s’en convaincre. Quoi qu’il en soit, cette année, Hector ne le redoute plus. C’est comme s’il l’avait vaincu d’avance. Régulièrement, il a ce geste de se toucher la fesse gauche pour sentir le renflement de ses économies dissimulées dans sa poche secrète. C’est fou comme ce contact le met de bonne humeur.

Son bol de café à la main, Hector regarde par la fenêtre. La journée s’annonce belle, une légère brise monte de l’ouest mais sans encombrer le ciel de nuages. Une petite partie de pêche serait la bienvenue. Il avale à la hâte son déjeuner, puis prépare son attirail. Il se charge de plusieurs gaules, d’une épuisette, d’une bourriche, sans oublier le casse-croûte et prend la direction du marais. Il aurait pu passer par la route pour rejoindre son coin favori, mais l’idée d’avoir à saluer l’un de ces villageois qui se croient obligés de lui colporter les derniers ragots, ne lui disait rien qui vaille.

Alors il coupe à travers les pâtures, ce qui le contraint de déposer son matériel devant chaque barrière, de le récupérer une fois dans le pré, et de tout transporter jusqu’à l’obstacle suivant. Quand il n’est pas contraint d’escalader purement et simplement ! Heureusement, il est presque arrivé. D’ici, il a une vue plongeante sur les prairies les plus humides colonisées par les fritillaires. Les petites taches mauves se dandinent sous le vent, et s’en viennent briser la monochromie imposée par les herbes folles. Au loin, il distingue le clocher du bourg qui s’extrait de la brume, et qui ne va pas tarder à carillonner ses huit heures matinales.

Son steeple-chase du matin commence à le lasser de trop de répétitivité. Il y a bien une ouverture à cette clôture qui fait dans l’interminable, mais elle se trouve deux cents mètres plus haut. Aussi, la tentation de passer au plus court reste-t-elle la plus forte. Il dépose la totalité de son nécessaire à capturer les gardons de l’autre côté des barbelés, et le voilà qui pose son croquenot sur le fil inférieur, appuie fermement ses deux mains sur un poteau, et s’apprête à enjamber la clôture. La première partie du franchissement s’effectue brillamment ; il n’en est pas de même pour la seconde jambe. Le haut de son pantalon reste accroché au fil le plus haut, Hector se retrouve bien vite en posture inconfortable, les mains cafouillant dans l’herbe et les fesses bloquées en sommet de clôture. Il se redresse sur son pied libre mais l’élan qu’il a impulsé suffit à le faire tomber en avant. Il entend dans son dos le fatidique déchirement de la toile ne résistant pas à la rigueur du barbelé. Une fois étalé parmi le trèfle et le plantain, Hector se retourne et observe avec effroi un gros morceau d’étoffe bleue qui flotte tel un étendard sur la clôture.

Son inquiétude grandit encore quand il aperçoit sa fortune éparpillée au milieu des herbes. Sa poche secrète, elle aussi, a pâti du contact avec les barbelés. Une petite brise facétieuse vient même ajouter sa contribution à ce désastre. Un coup de vent plus soutenu évacue les beaux billets qu’Hector avait réunis dans sa cachette. Entraînés à travers la pâture, ils se retrouvent bientôt hors de sa portée. Il émet un tonitruant « Et meeerdeu !! » avant d’entendre en écho la sentence prononcée par son invisible compère :

  • Coucooo ! Coucoo ! »

 

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