Il m’a dit « Va, tu es libre. »
Un ordre, le dernier. Il n’a pas dit « Va, sois libre ». Il pouvait m’ordonner cela aussi, d’être libre, mais cela n’aurait eu aucun sens ! L’ordre porte seulement sur « Va ». Le reste est une sentence. Admirable maîtrise du verbe, d’un verbe rare. « Ils parlent trop » m’a-t-il confié un jour après avoir écouté les doléances d’un chef de clan, comme s’il voulait me mettre en garde. C’était de sa part une confidence volumineuse. Il dévoilait ainsi un pan de sa stratégie, celle qui l’avait conduit ici, à présider le conseil réuni devant moi. Je l’avais vu faire en plusieurs occasions. Il écoutait les uns et les autres, laissait la parole arriver librement et ne dirigeait jamais le débat. Ensuite, il donnait sa décision. Ce n’était pas une synthèse mais la réponse que son intuition opposait aux arguments véhéments de ses lieutenants. Et parce que cette réponse était impénétrable, elle était écoutée et il était vénéré.
Apprendre que je suis libre par cet homme n’est pas indigne. Tout autre que lui m’aurait insulté. Mais on a appris à me respecter parce que j’ai toujours agi seul, sans personne sous mes ordres et personne pour m’en donner. A part lui. Et encore, il ne m’a jamais donné que ses projets, ses intentions et sa confiance pour les réaliser.
Il n’en demeure pas moins vrai que pendant tant d’années j’ai attendu ces quatre mots. Souvent je me couchais en pensant à ce qu’ils signifiaient et je m’endormais, épuisé de ne pas parvenir à leur donner un contenu. Ces soirs-là, incapable de m’imaginer dans une autre vie, je remettais à plus tard la possibilité de mieux me décrire dans le futur en me persuadant d’avoir quand même un peu progressé. Je ne dormais pas si mal après.

J’ai rempli mon contrat, ma dette est payée et maintenant, c’est le jour où je suis libre. J’entends ces mots et je ne sais que répondre. Oui ? Merci ?

– Va, tu es libre.
– Oui. J’accepte ces mots que vous me donnez. Un cadeau, une surprise que je vais déballer dans quelques instants, quand j’aurai franchi la dernière porte et que vous l’aurez refermée derrière moi.

– Va, tu es libre.
– Merci. Merci de dire ces mots que j’ai voulu entendre. J’avais raison, je ne m’étais pas trompé, ces mots existent. Je n’étais pas fou, merci.

Le scintillement des lustres de cristal sur le stuc doré et dans les miroirs aux murs éclaire les mafieux, tous vêtus de noir. J’ai été l’un d’eux, jusqu’à maintenant, cet instant où il dénoue mon engagement. Et c’est un grand vide autour de moi. Dans la salle soudain immense, dans le silence après sa voix grave ils s’éloignent, lui et sa clique vers un point de fuite. J’ai le vertige. J’ai froid.
Je n’ai rien à craindre. Je le sais, je le sens. Je peux tourner le dos et partir. Je pourrai aller par les rues et je ne sentirai pas sur moi un regard qui me suit. Je n’aurai pas à quitter la ville demain ; je n’aurai pas à mettre une distance de précaution entre nous. Combien de fois pourtant s’est jouée devant moi la scène de l’accolade des hommes, s’inoculant la paix dans un baiser sur la joue droite et s’infectant la vie dans un baiser sur la joue gauche. Mais la solennité à un sens chez les gens d’honneur et ce qui vient d’être dit au Grand Hôtel et des Palmes est entendu par tous, partout.
Et d’abord par moi. Je cherche une attitude dans un répertoire étoffé par des années d’obéissance et n’y trouve rien. Je n’ai jamais connu pareille situation où après sa parole, je n’envisage aucune action. L’ordre qui me commande d’aller nulle part me tue. Je suis nu, fragile, vulnérable.

– Va, tu es libre.
– Ah ? Déjà ? C’est le jour, n’est-ce pas. Mais je ne suis pas prêt. Je ne savais pas. Le jour était loin, toujours si loin, encore si loin.

– Va, tu es libre.
– Quoi, maintenant ? Ici ? Mais ici, ce n’est pas possible. Le monde ne change pas seulement en prononçant quelques mots.

Si, le monde se décrit dans des mots. « Va » signifie que Palerme m’attend dehors ; « tu es libre », que Palerme sera vide. Qu’il n’y aura pas d’intrigue ni de guet-apens ; pas de crosse dans ma main ni d’angoisse dans leurs yeux ; pas de voiture complice ni de fuite. Palerme ne m’appartiendra plus, j’y serai un immigré.

Me voilà dehors.
Une vomissure au bord du trottoir ne me surprend pas. La via Roma n’est pas ce qu’elle était. Hier, tout à l’heure, il y a quelques minutes encore, je vivais dans la mise en scène de l’opulence. L’argent sert à acheter un linge que l’on jette sur les souillures du monde. J’ai étendu ce drap sous ses chaussures pour qu’il avance et j’avançais après lui. Ceux que j’ai vus vomir, c’était de peur ou d’écœurement. A mes pieds, c’est la nausée des opprimés qui impose son spectacle.

Je ne resterai pas à Palerme. Je vais traquer ma rédemption où qu’elle se trouve. C’est ce que je sais faire. Et quand je l’aurais trouvée, en Sicile ou ailleurs enfin, quand je l’aurais trouvée, eh bien… Je m’allongerai près d’elle et il ne me restera plus rien à faire, parce que j’y aurai consacré ma vie.

 

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