Celui qui trouve les vaches
La violence du choc m’avait envoyée sur le cul deux mètres plus loin, la bouche grande ouverte, la robe relevée jusqu’à la limite de la décence. Des particules lumineuses dansaient devant mes yeux, tandis que les documents que je tenais à la main avant l’impact retombaient gracieusement dans la flaque d’eau où trempaient déjà mes quartiers arrière.
Quelques instants avant, je déboulais au trot de derrière le kiosque. La toute nouvelle photocopieuse high-tech venait de nous faire une crise, suivie de près par celle du directeur. Il était fou de rage, et avait balayé d’un revers mon paquet de pop-corn king size, heureusement presque vide. Puis menacé de m’expédier à Singapour pour le service après-vente dans le même carton que la putain de bécane si je ne lui copiais pas immédiatement à la boutique d’en bas la demi-douzaine de dossiers urgents de la journée.
L’homme qui m’avait renversée se tenait devant moi, un peu chancelant, visiblement désespéré par sa maladresse. Je suis petite, moins d’un mètre soixante, et la collision avec ce grand type m’avait vraiment sonnée. Il s’était accroupi, m’avait pris les mains, et demandé si j’allais bien. Un sosie de l’acteur indien Shahrukh Khan, en plus jeune, et en plus élancé. Il m’avait relevée très doucement, en insistant pour m’offrir un remontant au café en face. J’étais pressée, et je l’ai envoyé promener plutôt grossièrement, mais son air penaud en ramassant mes photocopies m’a tellement remuée que j’ai fini par accepter un rendez-vous en fin d’après-midi, après le boulot.
Il s’appelle Govind. Il m’expliqua ce fameux soir que son prénom était un nom de Krishna, et qu’il signifiait « le berger », ou encore « celui qui trouve les vaches ». Après avoir éclaté de rire en même temps, nous avons passé dans ce bistrot les trois heures suivantes à nous raconter notre vie, à glousser, et à mettre à mal le stock de cacahuètes.
En fait, nous bossions dans le même immeuble moderne, moi comme secrétaire pour les cadres de Bova & cow, une boîte de viandes/expéditions/frigorifiques, lui comme garçon de bureau pour le panel de notaires du douzième étage. J’avais d’ailleurs eu affaire à l’un d’eux lors du décès de ma mère, deux mois auparavant.
Govind est un garçon d’une délicatesse et d’une tendresse extraordinaires. Il a cette façon, quand nous sommes assis, de faire couler mes cheveux entre ses doigts, puis de remonter doucement ma robe sur mes cuisses en souriant, et de poser ses lèvres derrière le lobe de mon oreille… Bon sang, ça me rend folle ! C’est pendant un de ces moments intimes et délicieux qu’il m’a avoué, en me lorgnant comiquement comme un gamin qui va prendre une beigne, que notre rencontre n’était pas tout-à-fait fortuite. Il était tombé amoureux de moi depuis un moment, et son ami qui tenait le kiosque à journaux l’appelait sur son portable quand j’apparaissais dans les environs. Je lui ai alors demandé si le fait de me culbuter dans la rue plutôt que dans un plumard faisait partie des techniques de drague traditionnelles indiennes. Ça l’a fait marrer, et il m’a expliqué qu’il m’avait perdue de vue, et s’était mis à courir pour essayer de me retrouver. Je lui ai promis d’aller casser la figure à son crétin de copain à la première occasion, et de prendre mon journal à la maison de la presse, désormais. Il m’a assuré en dégrafant mon soutien-gorge que j’avais raison, et que tout compte fait, son complice ne lui était plus d’aucune utilité depuis que nous étions ensemble.
Govind fait partie de la rarissime catégorie des gens qui donnent, il ne demande jamais rien, il ne m’a jamais laissé payer un restaurant ou une consommation. Jamais je n’ai eu un petit ami aussi désintéressé, et ça me touche profondément. Après trois mois de bonheur intense, nous avons décidé de changer d’air, de ficher le camp dans un autre pays. Outre le besoin d’évasion, il se trouvait que mes relations avec mon psychopathe de supérieur s’étaient mises à tourner au vinaigre… Il commençait à me rendre nerveuse, et conserver plus de quelques décimètres entre lui et moi m’apparaissait comme une nécessité vitale. Entre-temps, mon bel amant s’était installé à la maison, le loyer de son logement étant hors de prix. Il aurait aimé partir en Inde, où vit une partie de sa famille, mais je n’étais pas d’accord. New-Delhi, pour moi, aurait été un exil.
Il m’a alors proposé une alternative géniale : Maurice, l’île de France. Un petit paradis dont la population est à large majorité indienne, où l’on peut parler français, où la nature et la mer sont omniprésentes. Un de ses oncles installé là-bas nous a envoyé quelques photos du coin, dont celles de la ravissante église rouge et blanche du Cap Malheureux, et d’une petite baraque avec varangue en vente dans les environs, pas loin de la mer. Un peu plus de cinquante mille euros que ma mère m’avait laissés et les maigres économies de Govind allaient nous permettre de partir sans trop de problèmes. Cet argent, de toute façon, était destiné aux voyages dont je rêvais depuis toujours.
Le premier jour de notre nouvelle vie est finalement arrivé. Les meubles ont été vendus, ne reste que l’indispensable pour moi. Mon aventurier va partir en éclaireur pour les derniers travaux et aménagements. Comme son modèle bollywoodien, il est très romantique, et il tient absolument à ce que notre petite maison soit un cocon. Qu’elle soit dotée d’une cuisine aux couleurs vives, et d’une chambrette moelleuse avec… eh bien, en fait, c’est tout ce qu’il nous faut pour le moment, n’est-ce pas ?
Je devrais pouvoir le rejoindre dans deux petites semaines. Avant de monter dans le taxi, il m’a serrée dans ses bras, et a déposé à la commissure de mes lèvres un baiser léger comme un colibri.
Trois semaines ont passé. Mon ordinateur portable est ouvert devant moi. Les yeux au plafond, je pioche machinalement dans le sachet de chips.
La boîte de réception de ma messagerie est vide, et le téléphone de Govind ne répond pas. Je ne sais pas trop comment faire pour les communications internationales… J’aimerais bien avoir des nouvelles. J’ai donné ma démission au bureau, et pour l’argent, ça va être juste.
Maintenant que l’appartement est veuf de tous ses meubles et de la multitude d’éléments qui lui donnaient son caractère, il a l’air de ce qu’il est : un galetas. Le papier peint pisseux révèle toutes ses déchirures, ses plaies exsudant le nitre, et la trace fantôme des tableaux et photos qui recouvraient sa misère.
Contre le mur, quelques cartons crasseux remplis des derniers objets, la plupart venant de maman. Un fatras hétéroclite qui restera probablement là encore longtemps. De vénérables albums photos vides aux pages collées, des vieilles cassettes vidéo, un ancien moulin à légumes en alu. Des merdes, quoi. D’un tas hirsute de fils électriques emmêlés émerge la tête de mon vieux Chonchon, avec son oreille décousue et sa fourrure pelée par l’âge et les câlins. L’ours le plus fidèle du monde.
La journée ayant achevé de se traîner, je suis allée faire une rapide toilette. Même le miroir a un air morne qui me pétrifie. Il me renvoie mon faciès blanc et rond, mes petits yeux enfoncés dans la graisse, mes longs cheveux noirs qui font ressortir les pâles bourrelets de mon cou.
Je vais aller à mon ordinateur, consulter une dernière fois la boîte de déception.
Tirer Chonchon de son exil et essayer de répartir mes quatre-vingt-sept kilos sur le vieux canapé en serrant mon ours dans mes bras.
Et dormir.
P. S. : cette nouvelle a été publiée, si je me rappelle bien, dans le recueil collectif « Rendez-vous après la fin du monde », chez Zonaires Éditions. Mais depuis, je l’ai retravaillée pour lui donner son caractère définitif ici.
Je me disais aussi… trop joli pour être honnête ce chéri. Bien écrit, on dirait du vécu.
Ça me prend toujours autant aux tripes…Très fort, mon castor !
? Merci ma Mêo ?
Poignant… Elle est vraiment affreuse, réaliste et tellement bien écrite, ton histoire.
C’est très gentil, merci Luciole ?
Un doux indien vaut mieux que deux tu l’aura ?!?
un vénéneux mariage de duplicité et de naïveté décrit et mené avec brio.
« La violence du choc m’avait envoyé le cul parterre » le fin dès le début…
Sacrément bien.
L’été indien lui-même n’est qu’un semblant d’été. Merci Philippe.
Ah la vache ! Et oui, ça existe des odieux… et des naïves 🙁 !
J’ai lu plusieurs fois sans trouver un commentaire digne de ce nom, alors tant pis : c’est abomiffreux, réellement dégueu… Mais si bien amené dans cette prose castorienne.
Chapeau aussi pour la peinture !
Merci ma Cécile ?
Je croyais avoir commenté, mais c’était ailleurs on dirait… une histoire abominable et banalement réaliste, hélas !
Oui, je l’avais postée sur Facebook.
Et les escrocs ont plus d’imagination que moi, j’en ai peur.
J’ai lu l’histoire et…la gorge se noue. On doit être faits pareils, quelque part. Et quelle écriture. La vache , si je puis dire.
Nous sommes de petits êtres sensibles. Merci ma Bou.
Comme j’ai la flemme je plussoie Cachou….
?
Rappel : cette histoire fonctionne aussi dans la vraie vie avec des Tunisiens adorables, prévenants, poétiques à souhait… mais concentrés comme personne sur l’envie de biens matériels qu’ils ne possèdent pas !
Attentifs aux soupirs de femmes un peu lasses, ils rôdent avec une souplesse de félin autour de leur proie sans la dévorer, cette manne de rêve qui devient enfin réalité. Oui, ils la dégustent, comme le ver dans le fruit !
Bon, c’est moche, mais ça fait aussi du bien à la dame… pendant un temps… Même dans les contes de fées, les sorcières et les enchanteurs sévissent, on le sait… pourtant…
Consolons-nous mesdames, ça n’arrive pas qu’aux moches !! Zeus en personne a abusé de ces stratagèmes pour enjôler les belles mortelles !!
Dans les contes de fée, les sorcières et les enchanteurs sévissent, on le sait… pourtant… la tentation est plus forte que les bonnes résolutions !
Le point positif – car il y en a toujours un – : notre héroïne n’est pas enceinte.
Merci, Anne.
« Qui trouve les vaches trouve les poires mûres », proverbe indien.
Quand on sait que les vaches sont sacrées en Inde, ce Govind est plutôt désespérant.
« Celui qui trouve les vaches » … Plus je relis ce texte, et plus je le trouve moche, ce personnage « désintéressé », qui sait si bien repérer les vaches à lait, les vaches à « laid » ….
Tout cela est construit avec une précision d’orfèvre, chaque mot, malgré les petits indices disséminés et qu’on ne veut pas voir, nous conduit gentiment vers le joli rêve auquel on veut absolument croire, avant de nous asséner que la vie, ben ouais, c’est pas toujours de la crème …
Dingue !!! « Cap Malheureux », ça existe vraiment !! Et à l’Ile Maurice … Comme sur ta superbe illustration …

Un travail d’orfèvre, c’est bien ce que je disais !
?
La petite île qu’on aperçoit au large, les gens du coin l’appellent « le rocher baleine ». Si on veut qu’une histoire – y compris de fiction – soit crédible, il faut un minimum de documentation, même si on ne l’utilise qu’en toile de fond.
Les vaches à lait, oui, c’était l’idée. Je vais te confier un très grand secret : je n’arrive pas à lire la fin de cette histoire sans que ma gorge se noue, et que mes yeux s’embuent, ça m’apprendra à écrire autre chose que des conneries. Tss. C’est comme quand je me raconte des histoires drôles que je ne connaissais pas, et que ça me fait rigoler.
Merci Cachou ♥ !
Comment tu fais pour te raconter des histoires que tu ne connais pas ? J’aimerais bien pouvoir rigoler comme ça aussi moi.
Je ne suis qu’un turlupin, Yves. C’est plus un handicap qu’autre chose^^