Les autres, tous les autres, sont des calamités. Même le plus incurable des philanthropes en conviendra bien volontiers. En privé naturellement. Pour peu qu’il ait le vin un brin morose et un zeste d’honnêteté solidement ancré au fond de lui. Bien évidemment, mes contemporains ne se montrent guère constants dans leurs travers. Leur attitude fluctue au gré de paramètres autant multiples que déconcertants. Mais il est des lieux et des circonstances qui les stimulent plus que d’autres. Et parmi ceux-ci, il faut admettre que le cadre vaguement bucolique d’un parc quelconque s’avère sans rival, car tout parc digne de ce nom abrite un élément qui est une source de conflit intarissable. J’ai nommé, le banc public. Car à bien y réfléchir, je constate non sans amertume, que le mot essentiel dans cette association, c’est bien sûr l’adjectif. N’oublie pas que tout ce qui est à toi est à moi, semblent me susurrer celles et ceux qui s’approchent du banc sur lequel j’ai élu domicile le temps d’avaler mon déjeuner.

Souvent, cela commence par le chien. Le toutou arrive toujours en éclaireur. Il a faussé compagnie à son maî-maître, ou ce dernier lui a généreusement octroyé la permission d’aller souiller quelque plate-bande. Quoi qu’il en soit, le meilleur ami de l’homme débarque souvent à l’improviste, remuant la queue et reniflant mon sandwich. Autant dire que j’apprécie très modérément ce genre de familiarité. En général, j’oppose une indéfectible indifférence à l’intérêt sincère que porte le quadrupède à mon déjeuner. Parfois, la bête n’a même pas une gueule antipathique. Le chien se plante devant moi, fait quelques mouvements interrogateurs de la tête, éventuellement exprime son impatience à travers un bref jappement, mais rien de plus. Rien de vraiment insistant. Rien d’intolérable. Mais de là à partager mon casse-croûte, il y a tout de même un abîme que je me garde bien de franchir.
J’attends donc que le maî-maître vienne récupérer son chien-chien qui salive à l’idée d’engloutir mon repas. Il est vrai que mon jambon à l’os coincé entre deux belles tranches de pain complet s’attire toujours un certain succès auprès des canidés du quartier.
Le scénario est légèrement différent, lorsque je suis, moi aussi, d’une humeur de chien. L’idée d’avoir à patienter jusqu’à l’arrivée du bipède ramenant le chien sur le chemin de la diète et de la raison m’horripile. Et j’avoue que je ne résiste pas, quand le sac-à-puces n’a pas l’air trop impressionnant, à l’envie de lui décocher un bon coup de pompe libérateur. Un bref « Kaï ! » plus tard, et j’ai à nouveau la paix sur mon banc. Je peux alors me consacrer serein, à la dégustation de mon pâté maison-cornichons ou à mon chèvre-salade-petites tomates. Que voulez-vous, par définition, le meilleur ami de l’homme ne peut être celui du misanthrope ! Car comme chacun sait, les amis de mes ennemis…

Après le chien, il n’est pas rare de devoir affronter les mouflets. Surtout quand leur ballon – ce prolongement rebondissant d’eux-mêmes – est venu se loger sous mon banc. Allez savoir pourquoi, une fois leur ballon temporairement rangé sous mes pieds, ils imaginent légitime de me considérer comme l’un de leurs copains ; la proximité de circonstance avec la baballe étant censée créer un semblant de camaraderie. Eh, oh, je suis juste un promeneur cherchant à déjeuner tranquille, pas un gardien de but âgé de huit ans ! Ce n’est tout de même pas ma faute si leur mère a négligé de leur préparer quelque chose de suffisamment appétissant ! Suis-je responsable si ces Ronaldo en réduction rechignent à avaler leurs chips imbibées de ketchup ?
Pour me débarrasser des mioches, je réponds à leurs questionnements formulés sans ambages sur le contenu de mon sandwich par des propos succincts… en anglais ou en espagnol. La technique est éprouvée. S’il le fallait, je leur parlerais runique pour qu’ils me fichent la paix. En général, ils n’insistent pas. Il me suffit d’aligner trois phrases décousues glanées dans Shakespeare, Cervantès ou Woody Allen, et le gamin déguerpit avec son ballon sous le bras. Et sans demander son reste. Parfois, je le vois qui se retourne avec dans le regard, un peu de cette angoisse qu’il afficherait s’il avait croisé le chemin d’un psychopathe. Oui, celui-là même dont la télévision lui rebat les oreilles… L’ennui c’est que ce parc n’attire jamais les mêmes mouflets. Ils viennent, ils repartent, tels des migrateurs tentés par de nouveaux itinéraires. Ce qui fait que ma réputation ne se transmet pas de gamin à gamin aussi rapidement que je le souhaiterais.
Je donnerais cher pour que ma mauvaise humeur devienne mythique en ce parc, ou mieux, qu’elle se propage aussi efficacement qu’une épidémie de varicelle…

Un cran supplémentaire est à nouveau franchi avec le débarquement du quidam déterminé à taper l’incruste. Là, c’est au choix. Soit j’ai droit aux débordements quasi lubriques du couple en mal de câlins. Soit je dois me farcir le dépressif de service qui échangerait volontiers un œil ou l’un de ses bras, contre un peu d’attention de la part d’un inconnu. Dans les deux cas, mon appétit s’en ressent. Il y a des moments pour tout. Pour s’adonner au Kama Sutra comme pour étaler ses bobos. Et en aucun cas, je ne tolère que de tels excès s’en viennent grignoter le temps que je consacre à mon déjeuner.
Prenons d’abord le cas des tourtereaux. Ils avancent enlacés, quasi soudés l’un à l’autre. Les yeux dans les yeux et chabada bada. Toutefois, ils sentent bien que la verticalité en raison de l’inconfort qu’elle leur impose, ne peut s’éterniser. Et je subodore très vite qu’entre deux baisers passionnés dignes des morsures que se prodigueraient deux fauves, ils cherchent l’un comme l’autre à se poser. Ils veulent bien continuer à entrechoquer leurs mâchoires voraces, mais assis. C’est donc tout naturellement qu’ils guignent mon banc. Moi, ils ne m’ont pas vu : je fais pour ainsi dire partie du décor…
Les voilà qui s’installent, avec leur appétit charnel décuplé. J’ignore s’ils se sont passé Brassens en boucle avant de venir, en tout cas, ils y mettent un bel entrain. Assurément, ils ont conscience de vivre là sous mes mastications, les plus beaux morceaux de leur amour. Comme je sais que leurs débordements envahissants relèvent d’une stratégie destinée à me faire plier bagage, je mets un point d’honneur à ne pas leur abandonner mon banc.
Mieux, je m’arrange pour engager la conversation. Pour les plus jeunes, je leur demande si leurs parents ne voient pas d’inconvénients à leur frénésie labiale, évoque en termes à peine voilés qu’ils pourraient être choqués de l’apprendre… S’ils font la sourde oreille, j’ai recours à ce vieux truc qui marche à tous les coups. Je fais référence à une fois précédente – totalement affabulée bien sûr – où l’un des deux amoureux se livrait ici même aux mêmes ébats avec quelqu’un d’autre. Et là, c’est garanti. L’antique fond de jalousie, la crainte viscérale d’être trompé surgit au grand galop. C’est un pur bonheur de voir la passion s’effacer d’un visage énamouré pour s’imprégner du venin du doute. Ça ne rate jamais ! Même auprès des amants chevronnés. Etrangement, ils ne se retournent jamais, furieux, unis, contre ma médisance.
Non, ils préfèrent saisir l’opportunité de se déchirer sur de vagues allégations… et quitter mon banc dans un torrent de larmes. L’amour est chose bien fragile…

Le client le plus difficile pour qui souhaite déjeuner en paix, est sans conteste le déprimé chronique. Il a lu tout Schopenhauer et s’entraîne avec fougue pour les prochaines olympiades de la névrose. Plus collant que la glu et plus tenace qu’une armée de sauterelles, il est un raseur hors concours. Et sa cible de choix, c’est évidemment l’atrabilaire taquin armé de son casse-croûte.
Je le hais plus que les chiens, les enfants et les amoureux réunis. Parce qu’il est capable de tout ! Même de fondre en larmes dans mon sandwich, après m’avoir avoué qu’il en pinçait pour Néfertiti, tout en s’interrogeant sur les causes profondes de cet amour impossible. Celui-ci, je m’en suis débarrassé en lui souriant. Simplement. Il est vrai tout en affûtant mon couteau de poche sur la partie métallique du banc, et sans le quitter du regard une seule seconde. Il est parti en hurlant. Comme quoi les apprentis suicidaires n’ont pas forcément beaucoup de suite dans les idées.

Mais aujourd’hui, j’ai affaire à un visiteur d’un genre nouveau. Lui aussi semble vouloir s’approprier mon banc. Au moins, une parcelle de ce dernier. Encore que ce soit davantage mon sandwich qui excite sa convoitise. Oh, je vois clair dans ses manœuvres d’approche ! L’effronté fait mine de passer son chemin, et hop, le voilà grimpé sur le dossier du banc ! Il tourne la tête dans ma direction, se tient maintenant à moins de trente centimètres de mon bras. Peut-être qu’en agissant suffisamment vite, je pourrais l’écraser comme une crêpe sur ce banc ? Pourtant, je n’en ferai rien. Au contraire.
Je détache délicatement une minuscule boulette de pain de mon déjeuner, et discrètement, je la dépose tout près de ma cuisse. Je vois qu’il hésite un peu, flairant un piège possible. Puis il fond sur la miette à la vitesse de l’éclair, s’envole aussitôt pour l’engloutir deux mètres plus loin. La vivacité d’un rouge-gorge laisse admiratif. Maintenant, il m’observe depuis son perchoir. Déjà, je lui prépare une autre boulette…

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